Dali et la mollesse du temps

J’étais l’autre jour assise en terrasse, et j’observais le groupe à la table voisine : C’était le milieu d’après-midi, ils semblaient être là depuis quelques heures, à en compter le nombre de verres vides qui jonchaient la table. Il faisait très chaud, le genre de chaleur écrasante, lourde. Au milieu de leur table, les restes d’un plateau de fromages à pâte molle. Je me demandais s’il était possible de savoir à quelle heure ils étaient arrivés ; si, en somme, il était possible de mesurer le temps au degré de mollesse d’un camembert. Le camembert et l’horloge avaient déjà en commun leur forme circulaire, et le fromage qui fond n’était pas loin d’évoquer le sable qui s’écoule dans le sablier.

Je vais sûrement trop loin.

C’est vrai que le sable qui s’écoule évoque beaucoup mieux le temps qui passe que le fromage à pâte molle qui gonfle sous l’effet de la canicule. Les grains de “sable” semblent “scientifiquement” plus fiables. En faisant quelques recherches rapides j’ai pourtant vu que le sablier n’avait rien de la rigueur qu’on attend des sciences : un bref détour sur wikipédia nous indique que “10 essais consécutifs avec un sablier moderne de trois minutes ont permis de constater une variabilité de ± 6 secondes”.

S’il n’a pas une grande valeur scientifique, le sablier a quand même beaucoup plus de valeur symbolique qu’un camembert en revanche, lorsqu’il s’agit d’évoquer l’Inéluctable qu’est la mort et son complice le temps qui passe. La Vanité de Philippe de Champaigne aurait eu beaucoup moins de gueule s’il avait peint un camembert qui fond à la place du sablier. Sans compter le fait qu’en termes d’odeur, si peindre un tableau à l’huile peut prendre plusieurs mois voire plusieurs années, ça peut être un peu difficile. Soit.

Un camembert qui fond évoque bien plus la fuite de l’argent que celle du temps, surtout en terrasse à Paris, mais ça c’est une autre histoire, parce que si on commence à se dire que le temps c’est de l’argent on peut aussi se dire que le contraire est tout aussi vrai et se demander combien d’heures de travail équivalent à un camembert en terrasse mais là ça nous ramène à une mesure sociale du temps et là c’est tout autre chose. BREF.

J’étais à deux doigts de me dire que le camembert n’avait finalement rien en commun avec le Temps, quand tout à coup je me suis dit que comme le sablier avait finalement un rapport surtout symbolique au temps, plus que scientifique, alors j’ai décidé de redonner une chance au camembert. De le prendre au sérieux. De penser un peu contre mon cerveau qui me disait de laisser tomber ces réflexions hasardeuses.

Penser contre notre cerveau. S’il y a bien une figure de la science qui est connue pour ça, c’est Albert Einstein. Et Albert Einstein, nous l’a bien montré : le temps se dilate, il est élastique, exactement comme le camembert. Et si on se fie à la légende qui dit que Newton est arrivé à la loi de la gravitation universelle en observant une pomme tomber, alors on pourrait se dire qu’Einstein est arrivé à la théorie de la relativité restreinte en observant un fromage à pâte molle se dilater.

Et puis je ne suis pas sûre que l’on doive retirer toute valeur symbolique au fromage. Lorsqu’on remonte aux origines du fromage, on se rend compte que le fromage a été créé dans le but de conserver le lait. Comme si le fromage, qui se dilate et se rétracte tout en conservant les protéines de lait, était une métaphore de notre mémoire, qui se gonfle et se dilate sous le poids et la pression des souvenirs qu’elle garde et protège. Le camembert serait finalement plus proche de notre expérience du Temps, qui ne peut pas se réduire à une mécanique froide d’aiguilles sur un cadran, à un tic tac mécanique, qui ne rend pas grâce à la dilatation et au rétrécissement des instants vécus.

Je crois qu’on a tout : Einstein, le Temps qui se dilate, la mémoire, le camembert qui se ramollit.

Ce tableau de Dali, que vous connaissez tous, c’est “les Montres Molles”. Dali l’a peint en 1931, 10 après la publication de la Théorie générale de la relativité d’Albert Einstein, un texte qui a obsédé Dali.

On voit sur le tableau 4 montres qui fondent et s’amollissent. L’histoire du tableau vous intéressera je pense : Dali, un soir d’été, est attablé avec sa compagne Gala et des amis, qui décident de partir au cinéma, sans lui parce qu’il a une migraine ce soir là. Après leur départ, il se trouve assis, à fixer le bout de camembert sur le rebord de son assiette, qui commence à couler. Eurêka : c’est l’élément qui lui manquait. Il court alors à son atelier, et a la vision de montres molles, molles comme le camembert mou.

Alors oui, les montres qui coulent, c’est le symbole du temps qui nous échappe, comme le sable qui file entre nos doigts, ou qui s’écoule dans le sablier, et qui nous amène irrémédiablement vers la mort.

Et en même temps, le paysage de l’arrière-plan, la côte rocheuse de Port Lligat au nord de Barcelone, près de la maison de Dali, semble bien trop chaleureux pour en rester là.

C’est là qu’il est peut-être opportun de se rappeler ce que nous avions dit plus haut : qu’à l’origine on a inventé le fromage comme un moyen de conserver le lait qui est trop périssable, de ralentir le temps en quelque sorte, comme la conscience humaine sait si bien le faire lorsqu’elle profite de l’élasticité du temps pour étirer la longueur d’un instant.

C’est pourquoi vous ne serez pas surpris d’apprendre ou de vous souvenir que le titre de ce tableau n’a jamais été les “montres molles”, comme on a coutume de l’appeler, mais bien “La persistance de la Mémoire”.

Je vous laisse avec le Maître.

Extrait 1 : (5’00–5’36)

Extrait 2 : Dali sur le fromage

Et la prochaine fois que vous serez en terrasse, et que vous payerez votre plateau de fromages 45 euros 🤡, vous pourrez un peu vous consoler en vous souvenant que le camembert est peut-être le plus beau symbole de l’élasticité du temps et vous n’oublierez pas de dilater le moment que vous êtes en train de traverser et de contempler, jusqu’à lui donner un petit goût d’éternité — et accessoirement, que “Jésus, c’est du fromage” (?!!)

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