“C’est la crise”

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“C’est la crise”

Imaginez qu’un matin, alors que vous vous réveillez comme les autres matins dans votre chambre, vous sentiez que votre corps n’est plus le même, qu’il n’est plus aussi mobile qu’avant, et en vous auscultant davantage, que vous constatiez que vous vous êtes métamorphosé … en un monstrueux insecte.

L’incipit de la Métamorphose de F. Kafka résonne d’une manière toute particulière aux oreilles du lecteur contemporain. Se réveiller et se découvrir immobilisé dans son lit, se sentir brusquement un autre que soi-même, ou se sentir soudainement étranger à ce monde d’habitude si rassurant et si praticable ; se sentir en décalage, et le subir jusque dans son corps, jusqu’à en tomber malade et se débattre dans cet état, sans savoir comment en sortir. Cela semble être, à divers degrés, le lot de l’individu contemporain, aliéné par son travail, pris en étau entre des injonctions contradictoires, emporté par le flots de nouvelles plus alarmantes les unes que les autres et cherchant désespérément, comme la tortue qui se débat pour se retourner, un sens qui puisse le satisfaire, un ordre — un ordre à découvrir comme un ordre auquel obéir -, caché, il l’espère, au coeur de chaos. La plupart du temps, aidés par la routine et les impulsions extérieures, les devoirs et les deadlines qui nous projettent d’instant en instant, on arrive à « tenir le rythme », on se sait trop comment. Des moments où nous sentons à quel point cet équilibre peut être précaire, naît l’angoisse. La crise d’angoisse, la crise. Ce moment critique, où tout est susceptible de basculer, dans un sens comme dans l’autre. La crise existentielle, la crise sociale, économique, la crise de l’éducation, la crise écologique, la crise migratoire, la crise du sens, la crise sanitaire, la crise financière, … “c’est la crise”, et ce depuis un bon bout de temps, sans que l’on sache vraiment où ces crises commencent et encore moins où elles pourraient finir. On débat pour s’entendre sur celle qui engendre toutes les autres, on cherche des coupables, désespérément, on cherche des responsables à punir mais chacune des causes renvoie à une autre cause, à l’infini.

Si vous voyez ce dont je parle, sachez que vous n’êtes pas seul(e)s. Nous sommes nombreux à ressentir cet état du monde jusque dans notre chair, et si vous vous êtes déjà réveillé comme Gregor Samsa dans la Métamorphose ou si vous avez déjà vécu ces moments de crise, brutale et soudaine, ou au contraire annoncée par des signes avant-coureurs, où il vous devient dur voire impossible de “continuer comme avant”, alors vous savez à quel point il est difficile de répondre au médecin qui vous demande : “Alors, qui vous amène ?” Un virus, une douleur du corps qui engendre une douleur de l’esprit ? le contraire ? les deux ? un de nos traumatismes ? Le traumatisme de quelqu’un d’autre ? un problème au travail ou un problème du travail ? un mal-être individuel ou un mal-être social ? … Suis-je le malade ou suis-je le symptôme ?

Image du film d’animation Anomalisa de Duke Johnson et Charlie Kaufman (2015)

Complexe donc, et pourtant l’usage exponentiel que nous faisons du terme de “crise” depuis de nombreuses années tend à faire de la crise une réalité triviale, presque banale. La crise, qui désigne originellement, dans le vocabulaire de la médecine dont elle est issue, les jours décisifs d’une maladie (Hippocrate), le moment de bascule vers le pire ou le mieux, semble être devenue une normalité. En glissant au cours du 18eme et 19eme siècle à un usage métaphorique, la crise semble s’être en même temps généralisée. L’anomalie comme nouvelle norme, je parie que vous aussi vous l’avez déjà ressenti comme ça : une crise en chasse une autre, et seule une nouvelle crise parvient à nous faire oublier la précédente.

Spoiler : la crise n’est pas quelque chose de nouveau, non ce n’était pas “mieux avant”, et la seule crise dont nous pourrions avoir le sentiment qu’elle est “nouvelle”, et encore, est à la limite la crise climatique, dont on peut cependant douter qu’elle soit une “crise” justement, au sens littéral du terme puisqu’une crise a vocation à être un épisode temporaire.

Et au milieu de toutes ces crises, nous traversons nos propres crises, nos propres périodes de turbulences, nous faisons face à nos propres traumas, aux sinuosités de notre propre histoire. Jusqu’à parfois ne plus savoir par où commencer. Parce que ce climat de crise globale, qui nous est si dur à appréhender, peut nous paralyser. Le fameux lapin pris dans les phares d’une voiture qui fonce sur lui, vous connaissez l’histoire. Ou l’âne de Buridan, affamé et assoiffé, mourant de ne savoir choisir entre boire et manger.

Comment s’orienter dans un monde où les points d’attache n’existent plus ou sont si mobiles qu’ils ne permettent plus de s’orienter ?

Alors nous contemplons notre propre catastrophe, le seul plaisir qu’il nous reste encore : nous envisageons tous les scénarios, toutes les alternatives, tout ce qui pourrait aller encore plus mal que maintenant. Nous contemplons notre œuvre, comme si Frankenstein grignotait des popcorns devant sa créature, dans un voyeurisme mi-terrifiant mi-jouissif, à en croire l’engouement pour les dystopies, LE genre star des ces dernières années. Ça ne vous aura pas échappé : la saison 6 de Blackmirror est justement sortie récemment sur Netflix. Tandis que la SF dystopique ou cyberpunk des années 80 et 90 traitait déjà de thématiques similaires, le héros était un hacker potentiel du système, capable de reprendre éventuellement les rênes de la simulation, même si ce combat était déjà bien inégal.

La SF des années 80/90 contient bien souvent la possibilité pour les personnages de se libérer, une porte de sortie, une ouverture, au moins théorique. Blackmirror fonctionne, la plupart du temps, autrement : la seule connaissance à laquelle parvient le personnage ou le spectateur, c’est qu’il n’y a pas de porte de sortie. Et ce savoir n’est même pas émancipateur, il est juste terrifiant, pétrifiant. Les conséquences de la forme fermée, contrairement aux formes ouvertes, sont doubles : le personnage, comme le spectateur, n’est que spectateur justement, spectateur de la catastrophe qu’il a lui-même engendrée, et face à cette catastrophe, notre réalité devient presque rassurante face au reflet que nous renvoie le « blackmirror ». Finalement, c’est pas si grave, on en est pas encore là, ça pourrait être pire. Et puis, face à une dystopie close sur elle-même, dont le contraire n’est pas une utopie que nous pourrions entr’apercevoir, il ne nous reste que la nostalgie. Nostalgie d’une époque pré-technologique, une époque où nous n’aurions pas encore signé ce pacte avec le diable aussi simple à signer que le sont les mentions légales que Joan ne lit pas dans l’épisode 1 de la saison 6.

Je ne crois cependant pas que Charlie Brooker soit technophobe, il semble même improbable qu’une équipe qui ait saisi de manière si fine les enjeux les plus pervers de l’usage des technologies n’en ait pas saisi les plus excitants et les plus prometteurs, et la série a le mérite — énorme — de mettre en garde, et même si elle ne donne pas de véritables clés pour sortir de cet enfer, elle nous enjoint très certainement à plus de prudence.

Mais difficile de fermer les yeux sur ce plaisir coupable que nous ressentons au visionnage de ces épisodes. Comme si contempler la catastrophe était bien plus satisfaisant que d’imaginer les moyens d’y échapper.

Si nombre des enjeux des crises que nous connaissons actuellement ne sont pas nouveaux, alors que se passe-t-il ? « Qu’est-ce qui nous amène ici ? »

La démocratisation de l’intelligence artificielle, l’entrée fracassante de chatGPT, ce besoin de constamment prouver que nous sommes toujours meilleurs que la machine (aux échecs, au poker, au tennis de table, en philosophie, …), tout cela n’est pas étranger à la crise que nous traversons : avec la « crise » climatique, notre défi est de réussir à penser de manière plus juste la place que nous occupons dans le monde, avec davantage de modestie, moins d’anthropocentrisme, et voila que les progrès technologiques menacent de nous détrôner à un autre niveau. Une nouvelle révolution copernicienne, à laquelle on tente de résister comme on peut, en prouvant que les calculs ne sont pas bons, que ça va aller, que nous ne perdrons pas notre place d’espèce pour laquelle le monde entier semblait pendant longtemps avoir été créé. Alors oui, se remettre en question est souvent très douloureux, mais c’est ce que la crise dont nous parlons depuis tout à l’heure nous donne l’opportunité de faire.

Mais une autre crise vient perturber encore davantage la boussole : la crise de la narration.

Vous allez me dire qu’on a jamais autant entendu parler de storytelling, d’ailleurs, n’est-ce pas ce que prétend faire ce podcast, raconter des histoires ? Si nous ressentons plus que jamais le besoin de nous nourrir d’histoires, c’est bien le signe d’une crise, qui démarre à l’époque moderne, une crise des récits : les grands récits, les grands mythes auxquels nous croyions se sont effondrés les uns après les autres, et les mythes qui les ont remplacés se sont également effrités lors des décennies passées, avec en tête de file les mythes de la croissance et du progrès (toujours compris comme croissance et progrès économiques). Antoine Roquentin, le héros du roman philosophique de Jean Paul Sartre se trouve pris de nausées face à un monde qui lui semble brusquement étranger. Or ce n’est pas le monde qui a changé, c’est son rapport avec celui-ci, et la nausée qu’il ressent face à la contingence, à la facticité du monde.

La nausée fut publiée en 1938, autant vous dire qu’entre temps le monde a vécu des traumatismes incommensurables, qui l’ont chaque fois plus fragilisé dans sa quête de sens. Chaque nouveau récit censé rendre le monde un peu plus habitable et répondre à cette nécessité existentielle, en s’effondrant, révèle à chaque fois davantage les rouages d’un monde où le sens n’est toujours que construit. À l’instar de la satiation sémantique, vous savez, ce sentiment d’étrangeté et de perte de sens que l’on ressent lorsque l’on répète plusieurs fois un mot à la suite ?

Pourtant, nous sommes plus que jamais abreuvés d’informations, nous sommes même à l’ère de l’information. Mais l’information ne raconte rien, elle se révèle bien davantage au service de récits et de constructions, sous couvert d’objectivité. L’information, dans sa structure linéaire, remplace ou chasse une autre information, inlassablement. Elle n’offre pas de point d’attache, elle ne satisfait jamais puisqu’elle est toujours caduque, elle nous rend prisonniers d’un instant toujours passé, toujours consommé, qui n’a avec les autres instants qu’un rapport de succession chronologique.

Si on a jamais autant parlé de « storytelling » et de « narratif », c’est que le vide n’a jamais été aussi palpable. Dans un tel contexte est accrue la vulnérabilité face aux « narratifs » les plus simples ou les plus efficaces, ceux qui prétendent expliquer la crise que nous traversons à travers une explication simple et totale, ou ceux qui contiennent en eux-mêmes l’antidote de leur propre dissolution en privilégiant une logique uniquement basée sur la cohérence interne et les biais de confirmation : théories du complot, doute généralisé, pseudo-sciences, narratifs extrêmes, idéologies, …

Comment mieux vivre ce qui nous arrive, comment mettre à distance nos traumatismes, comment « digérer » les derniers progrès techniques, comment prendre du recul et imaginer des alternatives, dans un monde qui résiste à sa mise en récit ? Comment réussir à raconter ce qui nous arrive — et l’on sait à quel point exprimer, raconter, se raconter est libérateur, c’est même le propos de toute bonne psychothérapie

— comment le faire si tout type de récit devient suspect : c’est le défi majeur face auquel nous nous trouvons, en plus de tous les autres. Comment ne pas céder à la peur qui paralyse, à l’état d’urgence qui justifie toutes les dérives et dépossède de toute liberté ?

Encore une fois, il se pourrait que la réponse se trouve depuis le début sous nos yeux. Si on se penche sur le mot de « crise », on découvre qu’il recèle bien plus que ce que l’on voudrait nous faire croire.

“La” crise n’existe pas, d’une part. En tout cas il y a plusieurs types de crises, on peut en faire toute une typologie : ponctuelle ou chronique, endogène — c’est à dire engendrée par le système lui-même — ou exogène (dont la cause est extérieure au système). L’usage du mot peut-être impropre, comme cela est probablement le cas, je le disais, pour la crise climatique. Donc non, ce n’est pas « la » crise, tout au plus il y a une conjonction de plusieurs crises dont certaines sont effectivement le signe qu’un système court à sa propre perte, et dont d’autres sont les remous d’antagonismes nécessaires. Il y a également fort à parier que l’on n’entende pas toujours la même réalité derrière le terme de crise, surtout s’il s’applique à des domaines très différents.

Il semble qu’il y ait un premier enjeu ici : dans l’identification des crises et de leurs implications, et donc dans une forme de prise de recul qu’un « état d’urgence » n’a pas vocation à permettre.

Une des étymologies du mot crise renvoie à la sélection, au jugement (krinein), à l’action de voir et de percevoir, de séparer et de choisir.

La crise n’est pas — étymologiquement — quelque chose négatif : la rupture d’un ordre, d’une normalité fait émerger la possibilité du changement, du renouvellement. La crise ainsi comprise peut être le lieu privilégié du kairos : l’instant à saisir, la fenêtre d’action que nous attendions pour agir avant la catastrophe. Krisis, c’est aussi la décision et krinein, c’est aussi faire ses preuves, se mesurer, dans un tribunal, ou dans un combat.

Il semblerait qu’il faille repenser la crise, non pas pour en minimiser la portée, mais pour éviter les pièges d’un usage impropre ou d’une compréhension trop partielle du terme dont une des conséquences est la paralysie de toute imagination sociale, de toute possibilité d’imaginer des alternatives, d’échafauder d’autres récits, plus justes, plus sensés.

S’il est bien une chose que nous rappelle cette crise de la narration, c’est le pouvoir qu’a le récit de façonner le réel, en même temps que de nous enjoindre à remettre le récit à sa place, à le considérer dans sa dimension historique, sans que cela ne lui ôte de sa valeur. “La crise” révèle la nécessité d’une réinterpretation du monde qui, contrairement aux injonctions à « se lancer », à « ne pas trop réfléchir », appelle davantage une prise de décision qui n’a rien à voir avec une fuite en avant, qui nécessite une réflexion critique. D’ailleurs, crise et critique ont la même racine et l’on constate que la critique est presque toujours comprise dans son acception négative, tout comme la crise.

Le climat actuel et le mal-être que nous sommes nombreux à ressentir nous apprend que ce dont nous avions besoin suite à la crise sanitaire n’était pas un retour au monde d’avant. Il est bien plutôt le signe de la conscience d’une opportunité à saisir, une opportunité de se renouveler, en même temps que de la conscience que cette opportunité ne durera pas toujours, qu’il est des moments, dans la vie comme dans l’histoire, où il faut affronter la peur de tout perdre pour se réinventer.

Dans le contexte post-pandémie, de nouveaux dispositifs ont été mis en place, concernant notamment le remboursement de séances de psychothérapie : https://www.ameli.fr/assure/remboursements/rembourse/remboursement-de-seances-chez-le-psychologue

Prenez soin de vous ❤