Un temps parfait pour être nostalgique

Il y a quelques jours, je suis revenue pour un bref séjour dans ma ville natale, où vit ma meilleure amie. Saint-Quentin dans l’Aisne, sa gare, sa basilique, les berges du canal… Pas besoin de m’y balader beaucoup pour être assaillie par la nostalgie : ça commence en général dans le train, dès la porte orangée du Corail Intercités. Le train, sorte de sas de décompression entre deux univers temporels qui, au fil des années, se sont de plus en plus éloignés. Le défilement du paysage ressemble bien trop aux diapos saccadées d’un film de vacances, les souvenirs s’y insèrent de manière aléatoire comme autant d’images subliminales, et le siège du Corail intercités me rappelle tout à coup celui d’un cinéma.

Suis-je vraiment en train de voyager dans l’espace comme je le pensais, ou dans le temps ? En effet, je vois quelques signes d’un décalage : moi qui disais aller quelques jours en Picardie, voilà que je vois mentionnés partout les Hauts-de-France, et je me demande si en “allant en Picardie” je ne crée pas un glitch dans la matrice et ne me faufile pas d’emblée dans une réalité alternative, coincée entre le réel et mes souvenirs. A l’arrivée du train, sur le quai, je marche comme j’ai marché des centaines de fois à l’époque où je rentrais tous les week-ends. Je m’attends à voir des visages familiers, mais bizarrement je n’en croise aucun. Et pourtant, je suis immédiatement rassurée au sortir de la gare : le parvis, le pont, le canal, la basilique au loin, rien n’a changé ou presque. La lumière elle non plus n’a pas changé, elle frappe toujours la gare de la même manière au crépuscule des premiers jours du printemps. Pas besoin de faire le tour de la ville, cette gare suffit à la reconnaître : c’est bien ma ville, celle de mon adolescence et de mes souvenirs. D’ailleurs au loin sur la colline se dessine la silhouette du lycée dans lequel j’ai passé trois ans de ma vie, littéralement, puisque j’étais élève interne au lycée. Sa silhouette participe globalement du sentiment complexe, vague qui m’habite actuellement : la nostalgie.

Je ne suis pas quelqu’un de particulièrement nostalgique mais il m’arrive d’avoir — comme une majorité d’entre vous j’imagine — des épisodes nostalgiques. Chez moi, ils ne sont pas plus durables que des flashs, déclenchés par un lieu, un moment, une lumière, un goût, une odeur, une musique, une ambiance… Un bref sentiment de déjà-vu qui, au lieu d’intriguer ou déranger, nous montre un raccourci vers un souvenir ou une période de notre vie que nous allons pouvoir habiter de nouveau quelques instants.

Ne nous méprenons pas : je ne suis pas particulièrement triste de ne pas retourner définitivement à ces moments qui alimentent ma nostalgie. Bien que mon esprit semble avoir épuré ces instants, n’avoir gardé que leur structure, un trait de lumière, un sentiment résiduel, une ambiance, je sais aussi que je n’ai pas passé que de bons moments lors de cette partie de ma vie ancrée dans cet endroit. Mais le temps a fait son travail : la mémoire, principe d’oubli autant que de conservation, a travaillé à lisser les aspérités de ces souvenirs qui peuvent maintenant me servir de petite halte, de petit port d’attache. Je sens que ce sentiment me fait autant de bien que de mal, ou alors c’est un mal qui en même temps fait du bien, je ne sais pas trop. Un mélange de sentiments contradictoires : la joie de reconnecter avec son propre passé et une légère tristesse, où plutôt une vulnérabilité, d’observer ainsi un temps qui ne reviendra plus, bien qu’on ait pas forcément envie qu’il revienne. Vous voyez ça commence déjà à devenir complexe, mais c’est bon maintenant vous êtes habitués.

Et encore, cette expérience de la nostalgie que je fais là est encadrée : le sas de décompression, le temps du trajet, la distance imposée par la géographie, l’accompagnement de la musique dans mes écouteurs, l’alternance des persistances et des changements, et le fait de m’y attendre aussi. Mais je suis sûre que ça vous est déjà arrivé : un déclencheur (quelques notes de musique, la surprise de se retrouver par hasard dans une rue qu’on a tant fréquentée à un moment de notre vie, une saveur que l’on avait oubliée) et nous voilà surpris par cette émotion si particulière. Particulière car elle n’est pas le simple souvenir, elle n’est pas l’irruption du passé dans le présent mais plutôt le bref retour de notre moi présent dans un de ses moments passés. Un voyage dans le temps, en somme, un temps retrouvé. Un sentiment particulier car intime et personnel et universel à la fois. Rien que le terme de “nostalgie”: son étymologie grecque (de nostos : le retour au pays) et l’élégance du mot, semblent contribuer à la poétisation de ce sentiment et à son caractère inoffensif en quelque sorte. On peut se permettre de s’y laisser aller car on sait bien que tôt ou tard (plutôt tôt que tard d’ailleurs), la réalité du présent viendra y mettre un terme. Le nostalgique, c’est Ulysse sur son rocher pensant à sa terre natale, c’est le poète romantique qui trouve en la nostalgie une terre de refuge en solitaire. C’est les Méditations de Lamartine, le Winterreise de Schubert, Les rayons et les ombres de Victor Hugo. C’est le narrateur d’À la recherche du Temps perdu qui croque dans la madeleine. C’est presque un peu littéraire comme émotion. Les termes proposés comme quasi-équivalents, la saudade portugaise, le Heimweh ou la Sehnsucht allemande, semblent contenir le paradoxe d’être à la fois intraduisibles et d’exprimer en même temps quelque chose d’universel.

C’est à ce moment-là que je me suis rendue compte que je m’étais laissée berner par la littérature (musique inquiétante).

Parce qu’en y regardant de plus près le mot apparaît dans le dictionnaire français en 1769, accompagné de la mention “médical”. Wait, comment ça médical ?! Mais bien sûr, d’ailleurs vous auriez pu me le dire tout à l’heure au lieu de me laisser rêvasser : dans nostalgie, il y a “algie”, la douleur. La lombalgie, la névralgie, et la nostalgie bien sûr. Je me demande à combien de jours d’arrêt maladie on pourrait prétendre en cas de nostalgie et je continue ma lecture du dictionnaire étymologique : J. Lieutaud, Précis de la méd. prat. (médecine pratique j’imagine ?). Une brève enquête nous montrera que les véritables inventeurs restent bien souvent anonymes au profit d’autres noms qui se sont imposés, et il faut donc rendre à Johannes Hofer ce qui est à Johannes Hofer, véritable “inventeur” du mot « nostalgie » que ce jeune médecin mulhousien officialise dans sa thèse en 1688 pour désigner (je cite) “le désir ardent de l’âme affligée à retourner dans sa patrie”. Que s’est-il passé en 1688 à Mulhouse pour qu’il faille y “inventer” le mot nostalgie, et que ce soit un médecin qui l’invente de surcroît ?? Mulhouse est-il l’épicentre de la nostalgie ? Le virus s’est-il échappé d’un laboratoire d’expériences sur les émotions humaines ? Allons voir du côté du patient 0 en nous penchant sur la thèse de Hofer. Les symptômes sont un état de tristesse, une langueur, un affaiblissement général, des troubles du comportement alimentaire, une vulnérabilité accrue à d’autres maladies comme la tuberculose. En cas de nostalgie non ou mal soignée, il est possible que la maladie cause la mort du patient.

La particularité du patient 0 est qu’il s’agit d’un soldat suisse, suisse à Mulhouse qui est encore à l’époque une sorte d’enclave suisse dans le Royaume de France. Hofer officie alors en effet dans la médecine militaire, qui ne bénéficie pas d’un grand prestige à l’époque, qui manque un peu d’appareil théorique, de ses concepts propres, de légitimité, alors quand Hofer tombe sur les soldats suisses, il ne peut pas laisser passer cette occasion. D’autant plus que comme on l’a dit, la maladie tue à l’époque, et des soldats qui meurent ça n’est jamais bon. Ce que va observer Hofer, c’est que ces soldats suisses souffrent du déracinement, eux tant attachés à leur terre, à cette nature si caractéristique, à leurs alpages perdus.

A l’époque où on mourrait de nostalgie, on ne se serait pas amusés à jouer une playlist retro. D’ailleurs, Jean-Jacques Rousseau, en 1768, dans son Dictionnaire de la musique, mentionne un air bien connu des soldats suisses de la thèse de Hofer : le ranz des vaches (je cite) : “un air si chéri des suisses qu’il fut défendu sous peine de mort de le jouer dans leurs troupes, parce qu’il faisait fondre en larmes, déserter, ou mourir ceux qui l’entendaient. (…) Ces effets, qui n’ont aucun lieu sur les étrangers, ne viennent que de l’habitude, des souvenirs, de mille circonstances qui, retracées par cet air à ceux qui l’entendent, et leur rappelant leur pays, leurs anciens plaisirs, leur jeunesse et toutes leurs façons de vivre excitent en eux une douleur amère d’avoir perdu tout cela”.

« L’avantage » que ça soit une maladie, c’est qu’on puisse la soigner et Hofer ne tarit pas de prescriptions : pilules, poudres, crèmes, prescription de distraction, et, en dernier recours, le renvoi en Suisse. Un autre médecin proposera plus tard de faire séjourner les Suisses déracinés dans des tours ou des endroits surélevés pour qu’ils retrouvent les conditions de pression atmosphérique des alpages suisses, la cause, selon lui, de cette maladie.

En bonne hypocondriaque que je suis, je me demande alors si je ne risque pas d’attraper la tuberculose avec mes conneries. Mais non, j’oubliais, de nos jours on ne meurt plus de la nostalgie apparemment. J’imagine qu’il y a des formes plus ou moins aiguës de nostalgie, qu’il y a une échelle /10 de la nostalgie et que je dois expérimenter sa variante la plus bénigne.

Je veux quand même m’en assurer en allant regarder du côté des soldats de la seconde guerre mondiale : je cherche une mention de la nostalgie dans les archives… tout au plus on parle de neurasthénie, c’est bon.. pas de nostalgie, ouf.

WAIT. Et si la nostalgie, le terme, avait juste cessé d’exister dans le jargon médical sans pour autant que la maladie soit véritablement soignée ? J’avoue qu’il est étrange de se dire que la santé mentale a moins d’importance dans nos guerres modernes qu’à l’époque de Hofer mais admettons. Parce qu’on observe des phénomènes similaires, et aussi graves que la nostalgie d’Hofer, chez des populations déracinées, ayant subi des déplacements et migrations forcées.

Mais cette nostalgie ne semble pas avoir grand chose à voir avec celle que j’expérimente maintenant : la nostalgie, dans son acception la plus courante, est plus temporelle que géographique : elle est la nostalgie d’un instant passé, plutôt que d’un lieu, peut-être aussi parce que les technologies ont un peu aboli la distance qui pesait tant dans son acception spatiale. L’ailleurs est remplacé par le jadis et la madeleine de Proust aujourd’hui n’est plus une poésie de voyageur mais un tube des années 2000. On a, à un moment, inventé une nouvelle forme de nostalgie, plus bénigne. Et je dis bien « inventé » car les écrivains romantiques y sont peut-être bien pour quelque chose, à moins qu’il ne s’agisse d’une réaction à l’accélération du temps et à son rythme devenu frénétique et source d’angoisse, une émotion dans laquelle nous pouvons nous réfugier et réussir à étirer ce temps qui passe toujours trop vite.

Une émotion bien bizarre en tout cas. Je la croyais universelle et voilà qu’elle était à deux doigts de se révéler être une “maladie suisse”, je la croyais anhistorique, drapée dans son étymologie vintage, et la voilà plus que jamais ancrée dans des époques, des contextes sociaux et historiques. Je la croyais individuelle, voilà qu’elle est aussi collective : on se souvient de ces petites choses que NOUS on a connues et que ne connaîtront pas les générations futures et on est désolés pour eux.

Ok boomeuse.

Si tout semble avoir sa fonction, à quoi sert la nostalgie ? Pourquoi est-ce que ça me fait du bien d’être nostalgique de temps en temps ? Encore une fois je me rends compte que c’est plus complexe que ça en a l’air : à l’échelle individuelle la nostalgie apparaît comme un élément constitutif et constituant de notre identité, une façon pour l’esprit humain de saisir le temps qu’il investit / qui l’investit et une façon de “lisser” nos souvenirs, de gérer nos expériences passées et leur impact dans le présent. Une façon d’être plus résilients en somme. Un sentiment venu du passé, qui prolonge ses bienfaits dans le présent : pour ma part, c’est le son d’une radio, ce même son qui rassurait mon moi enfant lorsque j’essayais de trouver le sommeil dans ma chambre chez mes grands-parents. La chambre se trouvait au grenier, et tout me faisait peur : l’ombre du billard tapi sous un grand drap, des outils de bricolage, des bruits non identifiés, l’obscurité. Ce qui me permettait alors de trouver le sommeil, c’est la voix qui s’échappait de la radio de ma grand-mère, un étage en dessous. Et aujourd’hui encore, il me suffit d’allumer la radio pour me sentir magiquement plus apaisée, rassurée.

A l’échelle d’une aire culturelle ou sociétale, elle est le berceau d’un imaginaire commun, quelque chose qui nous rassemble, qui nous donne le sentiment d’appartenir à une histoire commune ; une forme d’écriture de l’histoire, qui arrive par poussées, cyclique, comme une mode. Elle peut-être constitutive de la dialectique du progrès, entre accélérations incontrôlées et contre-courants de fonds rassurants et nécessaires.

Quoi qu’elle soit ceci dit, nous sommes entre nous, en public initié à la nostalgie : je ne compte pas les comptes instagram dédiés à la nostalgie, les hits des décennies passées en trend sur tiktok, le vinyldont le marché a récemment dépassé celui des jeux vidéos, notre amour pour le vintage, le rétro, pour les spin off, pour les suites de film…

Après, avouez qu’elle est un peu bizarre notre nostalgie : on aime la vibe années 60 de Lana del Rey alors qu’on était pas nés dans les années 60, j’aime l’ambiance années 80 de stranger things mais je n’ai pas connu les années 80 et je parie que les plus jeunes d’entre vous seront nombreux à avoir écouté avec nostalgie l’album “sincèrement” de Hamza alors que les références musicales n’appartiennent pas forcément à une époque que vous avez vécue. On peut donc être nostalgique d’une époque que l’on a pas connue, de l’image que l’on se fait de cette époque, souvent bien loin d’ailleurs de l’époque réelle, vécue. Je citais Stranger things, on peut noter que la série convoque les références aux années 80 pour créer un décor, une esthétique, une couleur, plutôt que de plonger le spectateur dans cette époque qui était bien moins édulcorée que dans la série.

Il m’est même déjà arrivé d’être nostalgique en avance ! Je ne sais pas si ça vous est déjà arrivé mais je me rappelle très nettement d’un jour où j’étais dans un taxi à Istanbul, ville dans laquelle je venais d’emménager. Il pleuvait, c’était la nuit. Je me souviens avoir observé la ville depuis les hauteurs, avoir imaginé qu’un jour il me faudrait peut-être quitter cette ville de laquelle j’étais tombée amoureuse et dans laquelle je voulais rester pour toujours. Je me souviens avoir ressenti de la nostalgie à l’avance, avoir ressenti ce que je ressens maintenant quand Istanbul, qu’en effet il m’a fallu quitter, me manque.

Mais je sais aussi que cette nostalgie n’est pas la même que celle des soldats suisses. Et j’ai tendance à me méfier des termes un peu vagues, volatiles, changeant de sens comme de chemise, voulant dire tout et son contraire. Ils sont des brèches dans lesquelles peuvent s’engouffrer les “c’était mieux avant” réactionnaires et la nostalgie d’un passé fantasmé devenu arme politique. Et puis, il n’y a pas plus lucratif qu’une émotion donc rien d’étonnant à ce que la nostalgie soit la poule aux œufs d’or de la publicité et ce depuis ses débuts. Pour paraphraser Umberto Eco, la publicité ne fait que répéter le déjà là et c’est pourquoi elle est compréhensible.

Imaginez même une publicité pour un lieu de vacances “authentique” et “traditionnel” qui serait en fait une reconstruction de l’image que l’on se fait de l’authenticité de ce paysage qui résulterait d’une destruction d’un village authentique pour construire de l’inauthentique tout en le vendant comme de l’authentique. Waou. Est-ce que c’est là une nouvelle mutation, économique, de la nostalgie ?

En tout cas, la nostalgie semble être quand même particulièrement à la mode et nous avons appris qu’il était important de ne pas plaquer ce que nous croyons savoir sur cette émotion dans un autre contexte, sous peine de ne plus parler de la même chose.

On pourrait cependant aussi s’imaginer qu’une nouvelle forme de nostalgie fasse son apparition, une nostalgie d’un monde où nous vivions en harmonie avec la nature, cette nature idyllique peuplée par des humanoïdes bleus ?

Pardon je m’égare. Une nostalgie qui pourrait devenir plus douloureuse que la forme que nous connaissons nous, et qui pourrait peut-être redevenir mortelle à mesure que l’on s’éloignera de la possibilité d’expérimenter la vie dans un tel monde.

La nostalgie pourrait aussi tout aussi bien disparaître sans même qu’on ne s’en rende vraiment compte ! Peut-être que nous ne sommes depuis longtemps plus nostalgiques d’ailleurs ou de jadis mais nostalgique de la nostalgie, de ce sentiment qui implique qu’après cette brève incursion thérapeutique dans le passé, on ne soit pas trop dégoûtés de retrouver notre présent, conditions que le présent actuel ou qu’un avenir proche menacent de ne plus réunir. Un nouveau terme est d’ailleurs apparu en 2003 sous la plume ou le 4 couleurs de Glenn Albrecht, un philosophe australien de l’environnement : la solastalgie. Comme les fois précédentes, le terme sert d’abord à Albrecht à mettre un mot sur une réalité historique : celle de communautés désorientées par la destruction de leur environnement par la construction d’une mine de charbon à ciel ouvert au Canada, en proie à la douleur morale causée par la perte de leur lieu de vie. On distingue la solastalgie de l’éco-anxiété, qui elle est tournée vers ce qui n’est pas encore perdu. Selon une étude menée en 2019 par des chercheurs américains et suiédois publiée dans la revue internationale de recherche environnementale et santé publique : “compte tenu de la rapidité et de l’ampleur des changements climatiques ainsi que de la perte de biodiversité, de la pollution, de la déforestation, de l’extraction débridée de ressources et d’autres problèmes environnementaux, de plus en plus de personnes seront confrontées à la solastalgie”. Aux Etats-Unis, la solastalgie est reconnu comme trouble mental depuis 2017 par l’Association américaine de psychologie et la chercheuse en psychiatrie Janet Lewis s’intéresse par exemple en 2019 dans le cadre de ces réflexions à cette forme de “deuil” que ressentent les habitants de la région des grands lacs face à la dégradation de leur environnement. Un effet de deuil conduisant à un moindre engagement et à une apparente apathie.

Cette forme de détresse psychique ou existentielle causée par les changements perçus dans l’environnement du sujet est un mal actuel, y compris chez nous, tout particulièrement chez les 16–25 ans. Le seul remède définitif à ce mal, comme pour les soldats Suisses, c’est le “retour”, avant qu’il ne soit trop tard. Mais ce retour n’a rien de commun avec le retour au pays de l’exilé, il ne peut pas se faire sur le même mode. Ce “retour”, si l’on peut encore l’appeler comme ça, relève davantage de l’alternative à créer que du retour justement, c’est ce qui le rend si difficile.

Ce qui m’interpelle dans toute cette affaire, c’est que les émotions humaines n’échappent pas à l’histoire, collective comme individuelle. Je ne saurai probablement pas mieux comprendre ce que je suis en train de ressentir en me baladant dans les rues de ma ville natale en écoutant d’autres parler de leur nostalgie, depuis des lieux et temps différents du mien. Après l’avoir vue en costume d’époque, un peu poussiéreuse, voilà que je la vois mobile, changeante, s’affairer à essayer de panser nos angoisses, épousant nos peurs et nos espoirs, inlassablement. Elle sait ce dont nous avons besoin, au fond. De nous assurer qu’on ne s’est pas perdus en chemin.

Vous saviez que les trains Corail Intercités s’appelaient ainsi parce que c’est d’une part la contraction de “confort” et “rail” et d’autre part parce que le corail rappelle la couleur orange des portières qui caractérisait les premières voitures ?

La marque Corail Intercités a été créée en 2006, et coïncide exactement au début de mes déplacements réguliers sur la ligne Paris — Creil — Saint-Quentin. L’objectif avec cette ligne était de “promouvoir les liaisons ferroviaires peu rentables dans les villes françaises de moyennes importances”- je ne fais que citer Wikipédia et me désolidarise du propos évidemment. J’apprends cependant que la marque “Corail Intercités” a disparu depuis de nombreuses années et que la marque “Intercités” désigne désormais plus ou moins l’ensemble des trains classiques de la SNCF (sauf TGV, TER ou Transilien).

De retour, à la descente, je fixe alors ce train qui me semble si familier et si étranger à la fois au regard des nouvelles informations dont je dispose. Le train parfait pour les voyages nostalgiques.

J’apprendrai plus tard que ces portes orange, que j’étais sûre d’avoir franchies en montant dans mon train, caractérisent bien la première livrée de voitures corail dans les années 70 mais qu’elles ne sont restées de cette couleur que quelques années seulement. Il est donc possible que je ne les ai même jamais vues de cette couleur auparavant.