Là où se perd la chaise

Nb: L’épisode est disponible sous forme de podcast c’est la grande nouveauté !

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Rien n’est plus banal, rien n’est plus quotidien qu’une chaise. La chaise est un objet qui s’oublie lui-même depuis toujours. C’est un meuble, qui, par définition, meuble, qui occupe l’espace. On remplit l’espace juste pour combler le vide, et on laisse l’être du meuble se faire vampiriser par l’absurdité de son inutilité.

Et pourtant, ce petit meuble domestique aux formes, couleurs et matières variées, contribue à ce que nous habitions. Et habiter, c’est c’est prendre soin du monde, ce n’est pas voir ce monde uniquement par le prisme de la fonction ou de la fonctionnalité : on ne regarde pas seulement si la chaise remplit sa fonction de chaise pour la choisir. Finalement, il suffit qu’on puisse s’asseoir pour que la chaise fonctionne, le fait qu’elle ait ensuite 3 pieds au lieu de 4 n’y changera rien.

[extrait le mime Won Kim (2ème vidéo : “vous voyez ? elle fonctionne”, dit Won Kim en s’asseyant sur la chaise) : https://www-artweb.univ-paris8.fr/?Qu-est-ce-qu-une-chaise-Il-vous-faut-un-mime-pour-en-parler]

On ne regarde pas seulement si la chaise remplit sa fonction de chaise pour la choisir, on se projette en elle, on se voit déjà assis à la lueur d’une petite lampe en train de lire un roman un soir de pluie, avec un thé bien chaud, posé sur une table, devant nous, et à notre gauche, la fenêtre, qui donne sur le jardin. Nous voyons que la chaise nous donne beaucoup trop dans la vie pour que nous puissions simplement l’ignorer.

Et en disant tout ça nous touchons déjà quelque chose : nous questionnons notre rapport à la chaise, nous ne pensons pas la chaise sans nous, elle fait partie du décor dans le sens théâtral du terme où le décor sert à construire l’histoire. Mais en croyant bien faire, nous faisons encore mal parce que nous mettons la chaise en position de dépendance vis-à-vis de nous : elle co-construit notre histoire, elle n’est qu’un outil.

En plus d’être un outil, souvent elle est un symbole. On le sait parce qu’on regarde ou pas Game of Thrones, la chaise est en fait depuis l’Egypte antique (qui a inventé la chaise pliante au passage) un meuble réservé aux rois et consorts. Ça reste le cas par la suite : avant le 20ème siècle, les femmes s’assoient bien moins que les hommes, et puis aujourd’hui encore c’est un outil de pouvoir dans le sens où il nous fait marquer un territoire, occuper un espace. Après les révoltes de Gezi à Istanbul, on a observé une disparition du mobilier type bancs, car s’asseoir contient la potentialité d’une réflexion, d’une entente avec d’autres, un temps à consacrer à se mettre d’accord pour critiquer le pouvoir en place).

Alors certes, c’est bien pour la chaise, elle fait savoir qu’elle n’est pas anodine, elle peut même constituer une menace pour certains, au point de vouloir l’interdire (comme lorsqu’on place des dispositifs anti SDF sur les bancs des villes), donc elle n’est pas banale c’est déjà très lourd, mais là encore la chaise s’oublie derrière son pouvoir symbolique, elle se sacrifie pour nous en quelque sorte, en disparaissant au profit de ce qu’elle représente pour nous.

Alors il est peut-être temps de nous recentrer sur notre expérience vécue avec la chaise, de venir au plus près d’elle, de s’asseoir peut-être, pour observer ce qui se passe : peut-être que nous nous mettrons à penser, peut-être à attendre quelque chose, peut-être à lire, à écrire, à parler aussi car une chaise appelle souvent d’autres chaises.

Van Gogh a peint deux tableaux de chaises iconiques : ce qui est interprété comme étant sa chaise, une chaise toute simple, dans un décor rustique et quelques objets prosaïques et mal entretenus. Ce tableau n’est pourtant pas inhabité : Van Gogh est là, il apparaît progressivement dans l’image et la chaise finit par prendre les traits de Van Gogh, parce qu’on sait que c’est lui qu’il voulait peindre à travers cette chaise. Mais cette chaise appelle une autre chaise. Un autre tableau, rien ne dit vraiment qu’ils fonctionnent en diptyque mais le fait qu’ils se soient que deux nous force quand même à les considérer dans leur complémentarité.

La chaise qui peut faire face à cette de Van Gogh, c’est celle de Gauguin. Elle a l’air plus confortable que celle de Van Gogh, elle laisse imaginer que son propriétaire était quelqu’un de raffiné, elle est aussi plus dynamique, plus libre. La chaise de Gauguin est vide elle aussi, et les deux chaises vides se regardent. Leur relation s’est fortement détériorée, Gauguin est parti, il ne reste que son absence, qui est pourtant paradoxalement plus puissante que sa présence.

La chaise renvoie toujours vers quelque chose : vers une attente, vers une absence, vers une histoire, et elle s’oublie elle-même derrière ce à quoi elle renvoie. Quand elle est chaise de salle à manger, elle renvoie à la table sur laquelle on mangera, quand elle est chaise d’amphithéâtre elle renvoie au cours qui s’y déroule, quand elle est siège de théâtre, elle renvoie à la pièce. Elle nous permet de faire face à ce qui est vraiment important, de l’aborder, de le recevoir. Elle se sacrifie en permanence ! En turc, le mot “ami” ça se dit arka-das : c’est à dire celui qui soutient — “arka” c’est le dos — et en même temps celui qui est toujours derrière prêt à bondir pour vous défendre. La chaise c’est peut-être une amie que l’on ignore depuis toujours.

Parce que la chaise, à force de s’oublier pour nous permettre d’être à notre guise, se retrouve seule, recroquevillée vers l’intérieur comme un hérisson, et c’est tragique parce qu’en plus à part nous elle n’a personne. Parfois on dirait qu’elle va avec une table, mais c’est un mariage arrangé, c’est juste parce qu’ils allaient assez bien ensemble pour satisfaire leur fonction et notre goût esthétique. La chaise ne rencontrera jamais aucune autre chose de son côté parce que d’une part, les atomes ne se touchent jamais donc elle ne pourra jamais vraiment toucher un mur, toucher un pied de table, une table de chevet, rien ! Mais vous allez me dire, ça vaut aussi pour nous (désolée j’espère que je ne vous apprends pas que les atomes de votre mains ne rencontrent jamais vraiment les atomes des mains de votre bien aimée). Mais au-delà de ça, la chaise ne rencontrera jamais rien parce qu’elle n’est pas ouverte à ce qui serait un monde pour elle. Elle ne perçoit pas le mur, comme s’ils existaient dans deux univers parallèles. C’est terrible, une minute de silence pour la chaise qui est condamnée à la solitude éternelle.

Enfin 1 minute de silence ça ne serait pas assez, parce que nous lui devons beaucoup plus que ça, en plus de satisfaire notre sens esthétique quand elles sont particulièrement belles ou originales, même les chaises les plus quotidiennes, les plus banales nous transforment. La chaise nous transforme, nous sommes transformés par la chaise, en même temps qu’elle est transformée par nous.

J’ai parlé de la chaise pliante tout à l’heure : sachez qu’en 1936, la chaise pliante a connu un boom dans sa commercialisation, et elle s’est transformée, les modèles se sont multipliés. La chaise s’est transformée pour nous, parce que nous nous étions transformés nous-mêmes : 1936, c’est la loi des congés payés, c’est la première fois qu’on va pouvoir partir régulièrement un peu en vacances, on peut enfin être plus mobile alors on a besoin de mobilier mobile, qui nous donnera encore plus goût à la mobilité, jusqu’à ce qu’elle infuse dans tout notre mobilier. La mobilité de l’homme conduit la chaise à être plus facilement flexible, modulable, mobile, et vice et versa.

La chaise nous transforme parce qu’elle agit sur notre manière d’être et donc notre manière d’exister : on n’a pas la même aisance et donc le même charisme sur un beau fauteuil que sur la chaise de bureau de base la, celle qui a des pieds en étoile et qui tourne souvent de manière un peu bancale. On ne restera pas le même temps chez quelqu’un dont les fauteuils sont durs et inconfortables, on ne voudra pas rester du tout dans les endroits où la chaise est absente ou très convoitée, genre dans le métro. Rester quelque part et ne pas rester quelque part, ça n’est pas anodin du tout, ça bouleverse des destins vous vous rendez pas compte je crois.

On ne s’assoit pas pareil dans le fauteuil B33 de Marcel Breuer que sur une chaise dans un couloir de métro.

Le B33 nous donne toute la place donc nous avons besoin, on est véritablement assis, le corps a quelques secondes d’adaptation pour trouver comment le designer avait envisagé la rencontre de sa chaise et de notre corps, mais ensuite nous sommes solidement soutenus par cette chaise qui en plus nous enjoint à prendre de la largeur, à prendre de la place. Sa forme avec l’armature de métal et les lamelles de cuir pourrait nous faire nous sentir un peu vulnérable — d’ailleurs elle nous conduit, hommes ou femmes, à croiser les jambes, mais elle nous force par là à nous tenir d’une certaine manière, à prendre possession de notre corps, à en devenir maître. Alors que la chaise métallique qui nous permet d’attendre le métro ne remplit même pas vraiment sa fonction qui est de nous permettre de nous asseoir et lever facilement lorsque le métro arrive car le corps s’enfonce à l’intérieur, les jambes sont comme suspendues et on sent le métal de la chaise nous presser l’arrière des jambes. L’architecte les a conçues assez éloignées les unes des autres pour empêcher un sans-abris de s’y allonger, sans penser qu’une telle idée nous isole tous en plus qu’elle nous condamne à ressembler à de petites créatures incertaines avec nos airs maladroits dans ces chaises à l’allure pourtant pas si affreuse. Un désastre éthique en plus d’un désastre ontologique pour l’homme puisque ça touche au cœur de son être. Après c’est sûr vous allez me dire : pourquoi mettre des chaises qui nous enjoigne à penser ou à rêver dans le métro ? Parfois je me demande si ces chaises ne remplissent pas précisément leur fonction, à savoir celle d’un décor, dont on s’inquiète peu de ce que les gens vont avec, la seule contrainte étant la pièce unique lisse, sans aspérité, pour le nettoyage, mais le confort, la posture, tout ça ils s’en fichent mais c’est pas évident que ça n’aie pas un impact sur notre productivité lors de notre future journée de travail, sur le type de choses que nous écouterons en attendant notre train, sur le mood qui nous suivra dans la journée.

On n’a donc pas la même posture, et c’est en partie à partir d’une posture que nous développons notre être. La chaise a un impact sur la manière dont on se sent, sur la manière dont on appréhende ce qui nous entoure, qui elle-même impacte la manière dont on agit et pense.

Je suis toujours triste parce que la chaise semble si dépendante de nous qu’on pourrait comme Wittgenstein se demander si elle continuerait d’être s’il ne restait plus personne pour la regarder.

Peut-être que pour approcher l’être de la chaise sans l’effrayer, pour éviter l’effet hérisson, c’est-à-dire en l’approchant sans projeter trop de choses sur elle, elle l’approchant bien sûr avec toute l’affection du monde maintenant qu’on sait tout ce qu’elle fait pour nous, mais avec plus de modestie. Retrouvons un rapport simple avec la chaise, un rapport sincère.

Vous connaissez peut-être l’œuvre ONE AND THREE CHAIRS de l’artiste américain Joseph Kosuth, si non je vais vous la décrire si nous ne l’avez pas sous les yeux mais je vous conseille de la trouver et de l’observer pendant que je la décris :

Il s’agit de trois chaises, de trois manières différentes : une chaise réelle, basique, en bois, la photographie de cette chaise et la définition de la chaise, la définition du dictionnaire. Trois chaises : l’objet, qui n’est pas l’objet parce qu’il est là isolé, désincarné de sa fonction, une photo, c’est à dire toujours pas vraiment la chaise que nous cherchons à approcher, et avec sa définition, elle finit de se désincarner et de disparaître encore un peu plus.

Mais l’art permet des choses magiques parfois et lorsque vous commencez à considérer les trois chaises ensemble : la chaise réelle, la représentation de la chaise et sa définition (un objet, une image et le langage), alors là on commence petit à petit à voir apparaître la 4ème chaise … l’idée de la chaise, son essence, ce qu’elle est avant de s’incarner dans notre monde. L’art fait apparaître l’idée de la chaise, à laquelle nous ne pouvons accéder ni par la chaise particulière, ni par la définition, ni par l’image, il nous faut la somme des trois et cette addition, c’est le regard esthétique qui l’opère.

Contempler une œuvre d’art ça peut faire apparaître des trucs et on n’est même pas prévenus donc voilà je vous préviens.

Je suis quand même un peu frustrée par tout ça, parce que je regarde ma chaise en ce moment et je me dis qu’en accédant à l’idée de la chaise je n’ai pas eu l’impression de la rencontrer elle. C’est du mobilier domestique comme on a un animal domestique : on a une communication certes parfois chaotique mais avec toujours une tendresse complice.

Cette complicité nous l’avons aussi avec certaines chaises célèbres, les idoles du monde des chaises, comme la chaise Emmanuelle, enfin plutôt le fauteuil Emmanuelle, ce fauteuil en osier tressé inspiré par un trône polynésien rendu culte dans les années 80 par le film du même nom, le transformant en même temps en objet de désir et de sensualité.

Platon, dans le livre X de la République nous dit que ce que fait l’ouvrier c’est imiter le lit, imiter la chaise, imiter l’idée du lit, l’idée de la chaise, mais il est peut-être temps de réhabiliter cette copie, parce que c’est nous qui l’avons faite finalement. Réhabiliter la copie parce que c’est elle et non l’idée de la chaise qui fait partie de notre monde.

On peut peut-être commencer par se demander pourquoi c’est notre chaise. Comment la rencontre pourtant impossible a-t-elle eu lieu ? Comment nous sommes-nous liés à elle, comme Pygmalion tombant amoureux de sa statue et tentant de lui donner vie ? Comment sommes nous devenus une équipe ?

Au commencement il y a l’histoire : comment on l’a eue cette chaise, quand, la première fois qu’on l’a vue, la première fois qu’on s’est assis dessus pour boire un café, ses changements de place et de maison au gré des déménagements. Le moment où elle a commencé à s’affaisser ou à grincer mais qu’on a quand même décidé de la garder, comme la chaise de Glenn Gould, que le pianiste canadien avait héritée de son père et avec laquelle il a continué à jouer alors qu’elle était toute bancale et qu’elle craquait. Ecoutez par vous même, je vous passe un enregistrement, écoutez bien au début…

Vous les avez entendus ? Les craquements de la chaise. Glenn Gould insistait pour que ces bruits restent à l’enregistrement, de sorte que cette chaise s’est transformée … en musique.

On pourrait aussi se pencher sur la forme de notre chaise, sur sa matière, sur nos sensations et impressions à l’utilisation, positives si elle est confortable, négatives si elle fait mal au cul.

Mais finalement, celui qui pense son rapport à cette chaise pense son propre rapport avec le monde, et en faisant ça, il pense à son propre être. La chaise nous permet d’être, finalement, un peu plus que ce que nous sommes.

Après tous ces efforts, je ne sais toujours pas si nous avons réussi à rencontrer notre chaise, mais au moins nous aurons essayé et c’est le moins que nous puissions faire.