Je vous emmène en promenade (ça dérape)

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L’autre fois je vous disais que Culture Bis pouvait s’apparenter à une sorte de promenade. Et cette semaine j’avais envie d’un épisode un peu chill alors je me suis dit : quoi de mieux que de partir vraiment en promenade, et quoi de mieux pour partir en promenade que la représentation de paysage, un classique de l’histoire de l’art, genre pictural mineur devenu genre majeur à la Renaissance. Je me dis que ça sera forcément chill, parce que nous allons voyager dans du connu. Quoi de plus lisible, de plus banal, de plus évident, de plus facilement praticable qu’un paysage de colline couverte de gazon, un ciel bleu et l’ombre de quelques nuages blancs se reportant sur la colline. Dit comme ça, j’ai l’impression de vous décrire un paysage conceptuel, archétypal, quelque chose à la fois de très familier et en même temps, tout se passe comme si ce paysage nous accompagnait depuis toujours sans que nous ne pouvions être sûrs de l’avoir vraiment vu un jour, c’est très étrange comme sensation. Est-ce que sans le savoir c’est parce que nous avons été matrixé par les Teletubbies et leur paysage légendaire ?

Ou est-ce qu’il s’agit de l’idée du paysage, qui serait en quelque sorte imprimée depuis toujours dans notre esprit ? Attendez je trouve ça fou, on aurait touché comme ça, dès le début, au concept de paysage ?

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C’est quoi ce bazar ?

Fond d’écran Windows (2001)

Ah mais oui comment j’y ai pas pensé ? Ce n’est pas que nous touchons à l’essence du paysage, c’est juste qu’il s’agit du paysage le plus vu au monde depuis l’adoption de ce fond d’écran iconique (petit jeu de mots, icône, toussa) par Windows en 2001.

C’est donc pour ça qu’il nous paraissait si familier, comme flottant dans notre subconscient, et si lointain à la fois.

Eh bien, on a râté l’idée de paysage mais je ne suis pas du tout déçue. Rien que pour l’histoire incroyable de ce fond d’écran : cette photo, prise en 1995 dans la vallée de Napa près de San Francisco en Californie par le photographe Charles O’Rear, est considérée comme “la photographie la plus vue de tous les temps”. Il s’agit du décor auquel nous confions nos dossiers, nos fichiers, nos photos ; un paysage assez esthétique pour servir de vitrine et assez neutre pour pouvoir servir de fond d’écran, de toile de fond. Il est toujours là mais il sait si bien s’effacer qu’il nous accompagne de manière discrète et fidèle depuis plus de 20 ans. Peu de chances cependant qu’il nous raconte quoi que ce soit sur le paysage lui-même ou que nous puissions faire la balade que nous souhaitions sur ces collines. Alors je vous propose d’aller nous balader dans des paysages tout aussi iconiques mais sommes toutes plus classiques, et surtout plus réalistes, car le fond d’écran Windows a ceci de paradoxal qu’il est réaliste puisqu’il s’agit d’une photographie de paysage mais qu’il semble à la fois totalement dépouillé de ses attributs particuliers, de ce qui rend un paysage unique. Un paysage plus classique donc, je vous propose un paysage de Le Lorrain.

Claude Le Lorrain — paysage pastoral (1644)

Voilà, c’est quand même d’emblée plus accueillant, on s’imagine déjà se promener sur ces petits chemins escarpés, dans la verdure, contempler ces ruines romaines, à une heure où la lumière fait partie intégrante du paysage : le lever ou le coucher de soleil. Rien à voir avec le paysage de plein milieu de journée de Windows, paysage muet : chez Le Lorrain on ne se contente pas de promener son regard sur le tableau, on ne se contente pas de voir, on entend aussi, c’est un paysage vivant.

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Oula, qu’est-ce que c’est que ça ? On aura tout vu ici, je crois qu’on vient de se faire éjecter par le paysage ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Ma première hypothèse est que nous nous laissions aller à vagabonder dans ce paysage mais que nous avions oublié le temps d’un instant, qui visiblement ne pouvait pas durer indéfiniment, que c’était un écran lui-aussi : c’est une image, c’est la reproduction d’un paysage, et on ne peut pas vivre éternellement dans la reproduction d’un paysage. Il y a forcément un moment où ce paysage nous rappelle sa vraie nature.

Deuxième hypothèse : nous oubliions aussi que nous regardions ce paysage avec tout un tas d’informations préconstruites, de représentations, qui elles aussi fonctionnent comme un écran entre nous et l’image. Nous croyions déambuler dans le paysage mais nous étions depuis le début mis à distance doublement, piégés par une mise en abyme de la représentation fonctionnant comme un double écran : le paysage représenté, fonctionnant comme un filtre sur le paysage réel, et l’écran des représentations : il s’agit d’un tableau de tel artiste, s’inscrivant dans tel mouvement pictural, en l’occurrence le classicisme. Et nous sommes rejetés du tableau, peut-être parce que nous avons l’intuition de ce qu’il est, c’est-à-dire non pas la représentation d’un paysage réel, mais un paysage idéalisé, composé d’éléments antiques comme d’éléments de la Renaissance, agrégés et embellis par le peintre.

Et puis, dans les tableaux de Le Lorrain, il est rare de ne croiser personne : le paysage est bel et bien un décor, qui s’efface derrière le vrai sujet de la peinture : la situation de ces figures humaines dans le paysage. Ce paysage n’était peut-être pas directement fait pour nous, en tout cas nous n’y élirons pas domicile. Parce que nous sommes devenus étrangers à ce monde là, nous n’accèderons pas au paysage réel à travers cette représentation, il y a trop de filtres pour y parvenir.

Contrairement au paysage réel, à l’intérieur duquel on peut évoluer, se situer, se mouvoir, on se tient toujours devant le paysage représenté, sans la possibilité de franchir le pas, aussi tentant cela soit-il.

Le paysage représenté nous attire et nous repousse en même temps, comme deux aimants. Comme l’huile et l’eau, le réel et sa représentation ne se mélangent jamais vraiment. On a beau remuer le mélange le plus énergiquement possible, une image reste une image, bien qu’elle soit constituée des mêmes matériaux que la nature qu’elle tend à représenter : du bois pour le châssis, du lin pour la toile, des pigments pour la peinture, ou ce qu’on appelle la charge, composée possiblement d’ardoise, de craie, etc.

Le paysage représenté nous éjecte toujours à un moment ou à un autre, au moment où sa nature, la représentation, prend le pas sur l’illusion de réalité devant laquelle nous nous trouvions.

Mais alors, on va se laisser refouler comme ça ? Sans discuter avec le videur ? Parce que je suis sûre qu’il nous appelle le paysage, là-bas, de l’autre côté de la toile, de l’autre côté du papier photographique.

Bon, rien à faire, on peut pas rentrer, tout ce qu’on a, c’est la certitude d’avoir été appelés par ce paysage, d’y avoir été invité. Alors, on n’a pas d’autre choix que de repartir de ce que nous avons, même si ce n’est pas grand chose.

Dans la plupart des films d’horreur, lorsqu’un esprit frappeur ou quelconque truc étrange ayant élu domicile quelque part veut attirer sa proie, il a recours à l’imitation. Il imite la voix d’une personne que nous connaissons, et nous suivons cette voie parce que nous lui faisons confiance, elle nous est familière. Alors certes là rien à voir avec un film d’horreur, mais je me dis que si nous nous sentons appelés par le paysage c’est bien qu’il y a quelque chose de familier qui nous y attire. Quelque chose de familier, c’est-à-dire quelque chose d’humain, de subjectif.

La nuit étoilée — Van Gogh (1889)

Prenons l’exemple de la Nuit étoilée de Van Gogh. C’est un paysage : un ciel étoilé, des cyprès, un petit village en contrebas. Mais est-ce vraiment la représentation d’un paysage réel ? Voyez-vous réellement le ciel étoilé ou plutôt des sortes de tourbillons célestes, expression de l’état mental de l’artiste, déformé parce que l’artiste est torturé, dans un mouvement quasi hypnotique ? Est-ce que c’est Saint-Rémy-de Provence en contrebas, ou est-ce que c’est l’incarnation d’une vie en société inaccessible parce que l’artiste est entravé par ses démons intérieurs ? Est-ce que vous voyez les cyprès ou est-ce que vous avez déjà l’intuition que ces cyprès sont ajoutés par Van Gogh, qu’ils n’étaient pas présents dans le paysage réel, et qu’ils sont davantage des flammes que des végétaux.

Et puis, si familier pour nous soit-il devenu, on peut se demander si ce paysage existe réellement pour quelqu’un d’autre que pour Van Gogh car cette vue est celle que le peintre a depuis l’hôpital psychiatrique dans lequel il s’est fait interner quelques mois avant de peindre sa célèbre toile. La nuit étoilée est donc bien davantage le portrait des souffrances de l’artiste qu’une peinture de paysage ; le paysage réel disparaît complètement derrière sa représentation, tant elle est chargée de subjectivité. C’est peut-être ça, le familier qui nous appelait, peut-être que ce n’était que l’âme du peintre ou du photographe, et non le paysage réel.

Est-ce que ça voudrait dire que l’on accède jamais vraiment au paysage réel, au paysage objectif, si la représentation du paysage est empreinte d’autant de subjectivité ? Peut-on seulement représenter la nature ? Les peintres romantiques ont énormément représenté la nature, peint le paysage. Pensons à un tableau de Caspar David Friedrich par exemple.

L’abbaye dans une forêt de chênes / Falaises de craie sur l’île de Rügen — Caspar David Friedrich

Là encore, les ambiances paysagères présentes dans ces tableaux sont chargées de subjectivité, de sentiments, de nostalgie, à tel point qu’il est difficile de distinguer l’objectif du subjectif. La subjectivité du peintre est très forte, et nous tient en quelque sorte à distance du paysage réel, sans compter la dimension souvent symbolique qui s’ajoute dans l’inventaire des filtres.

Les romantiques allemands ne peignent pas seulement la nature parce qu’elle est belle, mais parce qu’elle leur apparaît comme le support le plus propice à servir de toile aux sentiments humains, le reflet le plus fidèle, non pas d’un paysage réel, mais de notre intériorité la plus profonde, tantôt béate et émerveillée, tantôt nostalgique ou torturée. Le paysage est un espace de libération de l’imagination, explorée par les romantiques en réaction au renversement épistémologique opéré par les penseurs des Lumières et leur monde jugé trop rationnel, fait “de chiffres et de figures”. Et au-delà de ça encore, le paysage romantique est un paysage politique : si les romantiques peignent des paysages qu’ils veulent particulièrement “allemands”, c’est que l’Allemagne est en quête d’une identité et d’un sentiment national, patriotique. J’ai pour vous une anecdote qui laisse penser que les paysages romantiques n’ont pas grand chose à voir avec un paysage réel, et c’est une histoire de nuages.

Lorsque le poète et philosophe Johann Wolfgang von Goethe, au début du 19ème siècle, conseille à Caspar David Friedrich de peindre les nuages en suivant les écrits d’Howard, le pharmacien, chimiste et philosophe anglais à qui l’on doit “l’invention des nuages” dans la mesure où il opère pour la première fois une distinction entre différents types de nuages, Caspar David Friedrich a vivement refusé la proposition de Goethe de prendre en compte ces travaux, en lui répondant que ce serait “la mort du paysage en peinture”.

Vues de Londres — Monet (1903/1904)

En parlant de nuages, on pourrait penser aussi à Monet et ses brumes et brouillards. Mais Monet a-t-il représenté les brouillards anglais ? … Ou les a-t-il … inventés ? Ces vues existaient-elles avant leur représentation ? Où est-ce l’œil du peintre qui les a transformés en paysage ?

Lorsque l’on porte attention aux mots, le terme de “paysage” désigne à la Renaissance la peinture de paysage. La première fois qu’il est question de paysage, c’est dans la peinture. Et là je vais m’appuyer sur les travaux de géographes comme Alain Roger et Augustin Berque pour vous parler de ça parce que sinon vous allez croire que j’affabule. L’art, à la Renaissance, a inventé le paysage. C’est ce qu’Alain Roger nomme l’artialisation du paysage. C’est à force de voir le paysage représenté qu’il est passé de pays, c’est-à-dire de territoire que l’on vit, que l’on expérimente, au paysage, c’est-à-dire au pays, au lieu que l’on contemple, et c’est cette “pensée paysagère” (A. Berque) nouvelle, qui a influencé notre façon d’aménager l’espace à cette époque. On a commencé à aménager des paysages comme on les voyait représentés dans la peinture. Le paysage représenté serait, en quelque sorte, né avant le paysage réel. Ou au pire c’est le problème de l’œuf et de la poule, car en effet comment représenter un paysage s’il n’existe pas avant sa représentation ?

Une chose est cependant sûre, le regard est toujours créateur : un paysage est le résultat de ce qu’une subjectivité a jugé beau, harmonieux, sublime, désolé ou défiguré, un bout de réel que cette subjectivité a délimité, cadré, encadré, en décidant inconsciemment ou consciemment que les éléments présents à l’intérieur du cadre allaient ensemble contrairement à ce que l’on décide de laisser hors du cadre. Le point de vue n’est pas neutre, dans la perception du paysage il est toujours créateur.

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mince c’est quoi encore ce truc, pourquoi il se rallume comme ça lui ? Est-ce que le paysage essaye de nous dire quelque chose ?

Alors bon, ok, revenons à la genèse de cette photographie et élargissons le cadre et voyons ce que le photographe a jugé appartenir ou ne pas appartenir au paysage en question : si on enquête un petit peu, on se rend compte que la colline en question est située le long d’une autoroute californienne, la SR 12 et SR 121. O’Rear, le photographe, passait donc quotidiennement avec sa voiture sur cette autoroute, sans la possibilité de s’arrêter pour prendre en photo ce paysage. Et un jour de janvier 1996, alors qu’il venait de pleuvoir et que la route était moins empruntée que d’habitude, le soleil à peine revenu, il réussit à s’arrêter et à saisir l’opportunité des quelques minutes qu’il avait devant lui pour prendre la photo qui le rendra millionnaire. Le nom du cliché, en français “colline verdoyante”, et “Bliss”, son titre original en anglais, dépeint à la fois la chance qu’O’Rear a su saisir, et le bonheur intemporel associé à ce paysage (ce n’est surement pas un hasard si Microsoft a choisi cette photo comme fond d’écran par défaut en 2001, quelques semaines après le 11 septembre). Mais le paysage en soi, le paysage réel, a-il, lui, une réalité propre ? Existe-t-il un tel paysage dans la réalité, si l’on supprime le filtre de l’artiste qui isole cette parcelle de monde de l’autoroute ? Le paysage idéal que nous voyons là est-il celui que nous croyons voir ? On peut se poser la question lorsqu’on apprend que ces champs sont en réalité des hectares de vignobles dévastés dans les années 90 par un parasite redouté des viticulteurs : le phylloxéra. Cela pose la question de ce que nous appelons un paysage et auquel nous attribuons souvent une valeur positive : le paysage d’O’Rear est-il un “paysage” pour les viticulteurs dont le fruit du labeur a été réduit à néant ? Les paysages pittoresques de campagnes ou de villages sont-ils des paysages pour leurs habitants ? Les paysages urbains en sont-ils toujours pour ceux qui les expérimentent au quotidien ? La peinture de paysage a été inventée dans les villes, elle est donc le reflet de ce qu’elle n’est pas. Ce qu’elle pointe du doigt, c’est la nostalgie d’un rapport apaisé avec la nature en même temps que d’une quête existentielle infinie.

Le paysage n’est pas seulement, comme dans sa définition traditionnelle, la délimitation de ce que nous voyons, il est l’image de notre besoin insatiable d’ailleurs. La limite par excellence du paysage c’est l’horizon, et l’horizon est par définition une limite qui n’en est pas une, une limite qui recule toujours à mesure qu’on s’avance vers elle, à l’infini. C’est ce qui nous attire dans le paysage : l’apparition d’un lointain qui semble receler quelque chose qui nous appartient ou qui nous ressemble, en tout cas quelque chose qui nous appelle.

Le paysage sublime décrit par Kant, celui qui nous inspire à la fois attraction et répulsion, plaisir et crainte, comme une tempête au milieu de l’océan ou le paysage montagneux, ce paysage est une ouverture à un absolu qui, si on s’y engouffre, nous ramène sans cesse…à nous-mêmes. Et ne vous y trompez pas, ce n’est pas que nous soyons expulsés une fois de plus hors du paysage, c’est que le paysage fait un pas vers nous en nous signifiant que l’homme est fondamentalement “un être des lointains” (Heidegger).

Caspar David Friedrich — Voyageur contemplant une mer de nuages (1818)

Nous avons peut-être sans le savoir atteint le paysage « réel », mais ce n’est pas du tout ce à quoi nous nous attendions. La représentation du paysage, c’est peut-être paradoxalement ce qui, en nous éloignant du paysage réel, nous y ramène le plus en nous rappelant la place que nous occupons dans nos propres paysages et les liens que nous tissons avec eux.

Le point de vue présenté par le tableau de Friedrich est certes celui du marcheur qui nous tourne le dos, mais, dès que l’on fait un pas en arrière, il est bel et bien le nôtre, et dès qu’il est le nôtre, le paysage cesse d’être un paysage, il se fige et redevient ce qu’il était depuis le départ : la représentation du paysage.

Y a-t-il seulement un paysage réel quelque part si le point de vue est si déterminant ? Faut-il se dire que le paysage est une invention de peintres, ce qui est à la fois une très belle idée que j’ai envie de prendre au sérieux, et en même temps une menace pour le réel : l’influence des représentations (individuelles, collectives, culturelles) dans la constitution d’un paysage, qui semble être toujours un paysage construit justement, c’est-à-dire résulter d’un choix subjectif de délimitation et de coupe dans le réel, questionne la capacité du réel à signifier par lui-même et questionne par la même occasion la capacité des représentations du paysage à représenter quoi que ce soit du paysage réel.

L’origine du paysage, en nous renvoyant sans cesse à nous même, reste un mystère. Et pourtant le paysage interagit avec nous, nous influence, nous façonne : les jardins à l’Anglaise sont pensés pour créer des ambiances particulières, qui influencent notre humeur dans une direction ou dans l’autre : un petit plan d’eau stagnante ici pour stimuler la nostalgie du promeneur, une eau vive ici pour le rendre joyeux (Hirschfeld, théorie du jardin à l’Anglaise).

De la même manière, les paysages romantiques existent tout autant grâce au marcheur qui se donne la peine de les explorer que le marcheur n’existe grâce au paysage. Le paysage se révèle comme une interface (G. Bertrand), qui n’est ni complètement nature ni complètement culture, il est médiation, espace hybride, tiers lieu où va pouvoir se produire la rencontre entre le monde et notre regard. J’aimerais citer le géographe Augustin Berque : « le paysage ne se réduit ni à une simple projection subjective, ni à un simple objet là-dehors, il est trajectif ».

Avatar, la voie de l’eau (2022)

Et si vous avez lu ou entendu comme moi que le deuxième opus du film Avatar avait suscité une vague de tristesse nostalgique auprès des spectateurs, c’est peut-être précisément parce que ce que cette “oeuvre-monde” nous donne à voir, c’est l’utopie d’une harmonie d’une civilisation et de ces paysages d’une nature flamboyante alors que notre rapport avec la nature est crise. Le paysage que nous connaissons est souvent fragmenté, abîmé, pollué par l’homme, c’est un paysage aménagé selon nos besoins ; nos besoins d’efficacité comme nos besoins de vacances. Le paysage, en nous renvoyant sans cesse au point de départ, le point de vue, nous renvoie au pouvoir créateur de nos représentations. La façon dont nous le représentons, dont nous le mettons en scène, a un impact sur le monde.

Nous avons déjà fait apparaître des paysages : L’invention du scaphandre autonome a permis l’apparition d’un nouveau point de vue nous permettant d’observer les fonds marins et de découvrir des paysages sous-marins.

Il y a des paysages que nous avons fait exister en repoussant les limites de la technique : des lieux que nous n’aurions jamais pu visiter sans le développement des moyens des déplacements que l’on connaît. On a même maintenant des images de paysages extra-terrestres.

Paysaye martien — © Kim Brier

Il y a des paysages que nous transformons, et on peut se demander si ça n’est pas de toute façon la totalité des paysages.

Il y a des paysages que nous faisons disparaître. Le paysage nocturne par exemple est en voie de disparition du fait de la prolifération de l’éclairage artificiel.

En nous renvoyant constamment à nous-mêmes, le paysage nous renvoie à l’empreinte que nous avons sur lui, il nous rappelle sans cesse à quel point notre regard est crucial dans notre rapport avec le monde, qu’il n’est jamais neutre. Le regard de l’œil oui, mais aussi et surtout le regard de l’esprit.

J’ai récemment lu un article sur la question de l’appellation “paysage sous-marin”, une notion qui fait encore débat à l’heure actuelle. Si nous ne pouvons pas habiter et aménager ces lieux, est-ce encore un paysage ? La notion de paysage sous-marin semble être davantage poétique que scientifique, mais c’est pourtant bien en considérant les fonds marins comme des paysages que nous sommes à même de prendre la mesure de leur beauté, de leur complexité et des enjeux de leur préservation. Le terme “paysage sous-marin” n’est peut être pas approprié mais il nous montre que les émotions sont un levier puissant dans la lutte écologique : si les fonds marins peuvent être des paysages, alors ils méritent que nous nous attachions à préserver leur beauté.

Mais attention, il y a paysage et paysage, et point de vue et point de vue. Un point de vue, dans le vocabulaire du tourisme, c’est un point fixe, un point verrouillé par une plate-forme d’observation, une lunette longue distance fixée à la rambarde. Ce paysage de carte postale n’a rien à avoir avec le paysage réel, c’est un paysage que nous n’exprimenterons jamais, et il ne se distingue en rien de la représentation de ce paysage. Il n’y a pas beaucoup plus de réalité dans un paysage que nous observons depuis un point de vue construit pour le touriste que dans les photos ou stories de ce paysage que nous regardons. Le paysage réel est là en quelque sorte toujours artificiel.

Le point de vue, si central dans cette question du paysage, nous rappelle la responsabilité qu’a l’observateur face à celui-ci. Le point de vue n’est pas anodin, et il suffira de stories dans un endroit paradisiaque du globe pour que ce paysage n’existe plus comme tel, que nous le transformions.

Si le concept d’artialisation nous apprend que le paysage représenté influence le paysage réel, alors il est nécessaire de s’interroger sur la façon dont nous voulons « représenter » notre monde, quelle image nous voulons immortaliser de lui.

Le point de vue nous rappelle aussi la responsabilité que nous avons dans cette crise qui caractérise notre rapport avec la nature. Si la peinture de paysage n’a plus les lettres de noblesse qu’elle a eues par le passé, c’est peut-être le signe que l’appel du paysage que nous entendions tout à l’heure est si faible que nous avons souvent l’impression d’avoir perdu le contact avec lui.

Composition A — Piet Mondiran (1920)

L’art abstrait et l’art contemporain semblent s’éloigner plus que jamais de la représentation de la nature, comme pour témoigner d’une incompréhension mutuelle ou pire, d’un échec de la rencontre. Notre représentation du réel est fragmentée parce que le réel que nous avons façonné est fragmentaire, et inversement, si l’on tire les conséquences de ce que nous avons découvert.

Et pourtant, c’est bien d’arbres, de leurs troncs et de leurs branches que s’inspire Mondrian pour ses compositions géométriques, comme si le paysage, alors même que nous traversons une crise sans précédent dans notre rapport avec lui, continuait de nous appeler, et que nous continuions nous aussi, même inconsciemment, à l’entendre.

Petits trucs à lire (si vous voulez) :

Augustin Berque, Médiance, de milieu en paysage

Alain Roger, Court traité du paysage

M. Merleau-Ponty, L’oeil et l’esprit