Classique instantané

|L’épisode est disponible sous forme de podcast sur les plates-formes de streaming (Culture Bis)|

J’ai une question un peu provocatrice à vous poser : si on reproche à la nouvelle génération de “ne pas connaître ses classiques”, est-ce que ce n’est pas au classique lui-même qu’il faudrait reprocher de faillir à sa mission, mission pourtant inclue dans sa définition, celle de toucher le plus grand nombre et de traverser les époques, de résister au temps et aux barrières générationnelles.

Cette semaine je vais vous parler de quelque chose dont je n’avais pas vraiment prévu de parler, parce qu’on est dans Culture Bis et que le nom même de Culture Bis indique qu’on prend ici des chemins détournés, qu’on s’éloigne des grands axes culturels et avec la question du classique, on pourrait penser retomber dans l’académisme, dans une forme de conservatisme. Cependant, je crois qu’il faut précisément se confronter à cette question, en tout cas j’en ai l’intuition, donc on va voir, comme d’habitude, où tout ça nous conduira.

Le terme de classique est beaucoup trop polysémique pour que l’on puisse partir de sa définition, c’est un premier indice qui nous invite à creuser un peu cette question. Car quand nous parlons de classique, nous faisons comme s’il était possible de parler des oeuvres de manière objective, ou du moins de certaines de celles-ci, car il y a bien des classiques que l’on accepte de qualifier de “personnels” malgré le fait qu’il y ait dans la notion de classique l’idée d’absolu, l’idée d’un dépassement des critères individuels. C’est parce que derrière la question du classique, se cache une des plus grandes questions de l’humanité : qu’est-ce que l’art, et surtout, quels sont les critères objectifs et subjectifs qui jouent dans l’appréciation et le jugement esthétique. Il y a, dans la question du classique, un jeu d’échelles qui convoque une notion de degré de subjectivité ou d’objectivité qui n’est pas très claire. Bref, c’est casse-gueule alors je me suis dit que je n’allais pas m’y confronter seule, mais que l’on allions voyager accompagnés d’une autre voix. Cette voix vient d’une part de la littérature, d’où vient initialement le terme de classique, et d’autre part de la musique, plus précisément du rap, parce que dans le rap la question du classique semble avoir un dynamisme bien particulier et une certaine actualité. Quelqu’un qui soit à la fois sensible à l’intemporalité ou au temps long de la littérature et à la temporalité effrénée d’un genre en pleine expansion, un genre qui semble être plus que jamais en train d’écrire sa propre histoire. Trêve de suspens, aujourd’hui c’est Nicolas Rogès, auteur, conférencier et journaliste culturel qui a accepté de nous accompagner. Il est l’auteur d’articles et de chroniques pour divers magazines et sites web, dont l’Abcdr du son. Il est également l’auteur de Move on up. La soul en 100 disques et Kendrick Lamar. De Compton à la Maison-Blanche, biographie francophone de Kendrick Lamar.

[extrait Nicolas Rogès : qu’est-ce qu’un classique ?

Je pense qu’il est très difficile de donner une définition d’un classique. Je pense qu’il faut différencier les classiques personnels, les albums que nous à titre personnel on considère comme des albums majeurs et qu’on a envie d’ écouter tout le temps et c’est normal d’ailleurs c’est dans n’importe quelle forme d’art je pense que l’ objectivité n’existe pas forcément et on a tous des albums que beaucoup de personnes n’ont pas aimés et que nous on considère comme des classiques personnels. Si on veut prendre un petit peu plus de hauteur et essayer de définir les contours d’un classique, je pense qu’il y a deux éléments à prendre en compte : d’abord la notion de rupture, ou alors de pousser à son paroxysme un genre musical ou un mouvement qui existe déjà. Et quand je parle de rupture, c’est des albums qui ont créé une tendance, un mouvement, qui ont été dupliqués par la suite, et quand je parle de pousser à son paroxysme des éléments, c’est peut-être un album qui invente rien et qui n’a pas créé de rupture fondamentale mais qui a réussi à perfectionner ou à amener à un niveau vraiment très élevé des choses qui existaient déjà. Par exemple, si tu prends un album de rap influencé par le jazz comme y en a eu pleins, et bien on peut citer pleins albums qui ont poussé ce genre là à son parxysme mais elles n’ont pas pour autant inventé le rap-jazz. Quand je parlais de rupture, j’ai introduit la notion de temporalité qui est vraiment hyper importante. Je pense qu’un classique se mesure avec les années. Je pense qu’il est très difficile de dire qu’un album est un classique au bout d’une semaine, deux semaines, trois semaines, même six mois, voire un an, je pense que l’on se rencontre au bout de 2, 3 ans ou 10 ans, 15 ans. Si dans 15 ans on écoute l’album avec la même ferveur, la même envie et qu’on décèle les mêmes qualités chez lui qu’on a décelées à la première écoute, alors on peut considérer que c’est un classique. Il y a la notion de création de quelque chose ou de pousser quelque chose à un niveau d’ excellence très élevé et également de temporalité. Si ces éléments sont réunis, ou peut-être même l’un des deux, on peut considérer quelque chose un classique, à différencier des classiques personnels qu’on a tous chacun.]

Cette ambiguïté autour de l’objectivité du classique est à l’origine d’une autre ambiguïté : les classiques, ce sont ces œuvres que nous nous sommes mis d’accord pour distinguer dans le paysage, et qui nous rapprochent. Ce sont des repères, qui servent à mesurer le reste, des étalons qui ne doivent a priori pas trop bouger parce qu’il est beaucoup plus dur de se repérer dans un monde où les critères changeraient trop fréquemment. Des œuvres qui nous rapprochent parce qu’elles nous permettent de savoir de quoi on parle, elles permettent la création d’un espace commun. On se reconnaît entre gens qui ont les mêmes classiques, qui ont écouté ou lu les mêmes choses, et discuter du statut de classique de ces œuvres, c’est s’interroger sur l’étendu de notre communauté, sur ses bords, sur ses frontières, sur ses points de passage avec d’autres communautés parce que oui, parler d’espace, délimiter l’étendue d’une culture, c’est en même temps malheureusement devoir remarquer des points de rupture, des séparations.

Je ne sais pas si je suis la seule à qui cela fait ça mais parfois dans le metro je tombe sur des affiches qui me rappelle que d’autres versions de ce monde existent en même temps que la mienne : je vois qu’on est en train de célébrer des oeuvres qui ne me disent rien, que visiblement il y a des gens dont le quotidien est marqué par des oeuvres culturelles qui moi ne me disent absolument rien. C’est un peu comme lorsque deux classiques de domaines a priori éloignés entrent en collision : c’est directement le multivers, un glitch dans la matrice. Les classiques compartimentent autant qu’ils rassemblent, sans pour autant que l’on s’en rende toujours compte lorsque l’œuvre reste tout de même lisible au-delà de ces frontières. “Culture bis” par exemple : on peut certainement considérer qu’il y a une frontière invisible entre ceux pour qui la référence aux Migos est perceptible, consciemment ou inconsciemment, et ceux pour qui elle est absente. Avoir la ref, c’est se faire un clin d’œil, c’est faire partie d’une même communauté, une communauté culturelle et artistique aux contours plus ou moins définis. Et en même temps, le classique tend toujours à dépasser ces frontières, on souhaite toujours élever ses classiques au rang de classiques absolus, on rêve de les voir transcender les limites qu’ils semblent avoir contribué à créer, comme si, plus une oeuvre s’éloignait de l’aléatoire du jugement esthétique subjectif, plus elle montrait qu’elle était grande. Comme si sa valeur augmentait à mesure qu’elle nous échappait.

Mais comment juger de la valeur esthétique d’une œuvre ? Dans quelle unité de mesure doit-on parler ? En quoi doit-on la mesurer ? Avec quel instrument ? les chiffres de ventes ? On voit bien, si on les compare, que la liste des classiques n’a rien à avoir avec la liste des best-sellers. Que veut dire Kant lorsqu’il nous dit que le beau est ce qui plaît universellement et sans concept ?

En effet, on voit bien que l’objet d’art n’a pas le même statut que les autres objets, d’ailleurs il n’est pas un objet, il n’est pas posé devant nous, il instaure d’emblée une relation particulière entre nous et lui : tout art est expérience et toute expérience se déroule en premier lieu dans le for intérieur de notre subjectivité. Et puis, dans le jugement esthétique, le jugement arrive toujours après : on a d’abord ressenti, puis on essaye de poser des mots sur ce que l’on a ressenti, de l’exprimer, car c’est le seul moyen de partager ce sentiment dans les deux sens du mot partager : communiquer sur et offrir à un autre. La beauté, c’est un évènement, l’étincelle naissant de la rencontre entre deux éléments contraires : l’éternel, l’invariable, le général, et le relatif, le circonstanciel, le particulier, sans que l’on ne sache vraiment comment doivent se calculer les proportions. Et le classique c’est ce paradoxe mené à son paroxysme : c’est cette œuvre qui nous parle tellement à nous individus particuliers, qu’elle en devient générale, sûrement parce qu’elle touche en nous cette part universelle, ce qui, au cœur du particulier, fait signe vers un absolu. Ce qui fait la spécificité de ce qu’on appelle classique, c’est bien sûr sa relation avec le temps : il faut du temps pour qu’un classique existe, on ne peut pas dire qu’un classique est un classique s’il n’a pas fait ses preuves, s’il n’a pas prouvé qu’il résistera au temps et à la frontière des générations. Dans ce sens, on ne saurait que donner raison à l’article de Mouv Arrêtons d’utiliser le terme classique à toutes les sauces. L’article relève le terme de “classique instantané”, un oxymore qu’il qualifie “d’hérésie” puisque précisément le classique est ce qui ne peut pas être instantané, qui ne relève pas du domaine de l’instant ou de l’immédiat. Le classique n’est véritablement un classique que lorsqu’il s’est construit, ou plutôt, comme c’est un produit culturel, lorsqu’il a été construit. Là, vous voyez évidemment la dimension politique qui menace le terme de classique :

Selbstporträt — Paula Modersohn-Becker 1907

Au début du 20ème siècle, Paula-Modersohn Becker est la première femme à faire son autoportrait nue, et pourtant on parle assez peu d’elle “en classe”, parce que oui, le classique c’est cette oeuvre que l’on juge digne d’être étudiée en classe. Peu de femmes parmi les classiques de la littérature. Ce n’est évidemment pas que les femmes soient moins à même de produire des classiques, mais en tout cas elles furent nombreuses dans l’histoire de l’art et de la littérature, y compris la plus récente, à devoir effacer les marqueurs de leur genre jusque dans leur nom, en prenant un nom à consonance masculine, un pseudonyme, ou encore utilisant comme J.K. Rowling des initiales plutôt qu’un prénom.

Le classique, je crois que l’on peut le comparer au monument en architecture. Le monument renvoie à ce que l’on commémore ou célèbre, et c’est aussi un point de ralliement et de départ en même temps, à partir duquel nous nous décidons de partir ensemble dans telle ou telle direction. Et puis, le monument est un des seuls lieux que nous ne pouvons pas habiter car sa fonction symbolique le tient à distance de la vie et de l’expérience. Les classiques font peur, on dit les avoir lus plus qu’on ne les lit vraiment, parce qu’ils aident à nous situer dans l’espace culturel et social en même temps qu’ils contiennent une certaine contrainte : on doit connaître ses classiques, c’est un devoir à faire, qui nous rappelle qui plus est le deuxième sens de la classe : la classe sociale évidemment. Il y a une idée très tenace, que l’on commence à bien dynamiter, heureusement, d’une hiérarchie objective des genres, des oeuvres, et de donc des classiques. On a longtemps fait de la musique classique une musique classique au double sens du terme : une musique que l’on a longtemps appelé “la grande musique”, réservée à une élite. Ce sens et cette compréhension historique du classique finit de jeter le dernier voile sur le monument et nous couper de lui. Il est suspect car il résulte d’un choix : pourquoi tel monument et pas tel autre. Ces choix sont constitutifs de l’histoire que nous voulons raconter ou au contraire de celle que nous voulons taire.

Et pourtant, le classique, c’est cette œuvre du passé que nous devons connaître sous peine de ne pas totalement comprendre notre présent. C’est un topos du rap finalement : ne pas oublier d’où l’on vient. Cela semble si nécessaire qu’on met des notes de bas de page, des commentaires sur Genius. Comprendre une œuvre, c’est toujours comprendre la manière dont elle s’inscrit dans une histoire plus grande qu’elle, et cette compréhension nécessite quelques connaissances sur cette histoire.

[extrait Nicolas Rogès : Faut-il connaître ses classiques ?

Derrière la notion de “connaître ses classiques”, il y a une forme d’élitisme aussi comme si, si on n’avait pas écouté la compilation Rap attitude ou n’importe quel autre grand album majeur du rap français, on était un ignorant et on ne pouvait pas s’exprimer sur cette musique. Deux réponses à ça : c’est à la fois totalement faux parce que n’importe qui est légitime pour parler de musique s’il le fait avec respect et exigence. Nous les premiers, on a pas écouté tous les albums du monde donc qui sommes-nous pour reprocher à quelqu’un de ne pas avoir écouté tel ou tel album ? La deuxième chose : il faut être nuancés aussi parce que ça dépend du point de vue duquel on se place. Si on a l’ambition d’être journaliste, rédacteur pour un média plus ou moins influent, ou même si on veut diffuser la culture de la bonne manière, je pense qu’il est quand même important d’être un minimum renseignés sur les albums qui ont fondé quelque chose, qui ont créé des tendances, instauré de nouvelles manières de faire du rap, de la musique. Je pense que c’est important d’avoir une connaissance minimum de tout ça, après il ne faut pas tomber dans la surrenchère et reprocher à un auditeur très jeune de ne pas avoir écouté tous les albums des années 90. Je pense que lui aura des classiques différents d’une personne qui a grandi avec le hip-hop et c’est très bien comme ça parce que les échanges se nourrissent aussi des différences. Donc connaître ses classiques c’est vraiment quelque chose d’assez flou. Après, le débat revient souvent, ça a été très très commenté, Koba LaD qui disait qu’il ne connaissait pas IAM, ça peut choquer certaines personnes mais il faut se rappeler que c’est un homme très jeune, qui n’a pas grandi avec IAM mais avec d’autres artistes qui pour lui sont ses modèles. Il faut être très prudents et essayer de comprendre que le rap est aussi une affaire de réinvention permanente, c’est une musique aussi qui est encore relativement jeune, comparée au jazz, à la soul ou au funk, musiques desquelles il est dérivé. Du coup, on va forcément avoir des différences de perception selon les générations. Je trouve ça très bien, je pense qu’il faut juste que ça se fasse dans le respect et que les anciennes générations fassent l’effort de faire découvrir de faire découvrir des albums anciens à des gens qui sont nés après la sortie de ces albums là. Et ça pourra créer un cercle vertueux et chacun pourra se nourrir de tout ça donc il faut vraiment que les deux générations, les deux conceptions de la musique puissent s’allier dans le respect et dans l’échange, pour que les classiques de certains deviennent les classiques d’autres.]

Et puis, le classique, c’est cette œuvre qui réussit l’impossible de me parler à moi et de parler à tous, d’être ce que tout le monde peut connaître tout en se renouvelant à chaque lecture, en même temps qu’il est un voyage, une excursion dans un temps révolu. Il nous permet de vivre, à travers l’expérience esthétique, ce que nous n’aurions sinon jamais pu vivre. Il est deux fois contemporain en quelque sorte : il est contemporain parce qu’il est un produit de son temps, et en même temps il est contemporain dans l’absolu car il nous parle toujours, il dialogue toujours avec nous, et continue de se déployer différemment à travers le temps. Il est intemporel en ce qu’il ne cesse jamais d’être contemporain, sinon c’est qu’il cesse d’être un véritable classique.

Un classique est aussi ce qui a valeur de modèle, qui est fondateur, qui va imposer de nouvelles règles du jeu. La réticence au changement, bien ancrée dans nos sociétés, explique qu’un classique ne soit pas forcément perçu comme tel dès son apparition, voire qu’il se heurte à une résistance. Le classique est cette œuvre qui marque le début de quelque chose et donc la fin de quelque chose d’autre. C’est un point de rupture, même si on a tendance à l’oublier car la nouveauté radicale qu’il nous a apportée a eu le temps de devenir habituelle, voire même consensuelle. On ne réagit plus aussi violemment à l’autotune qu’à la sortie de 0.9 de Booba. Le classique est fondateur, il fonde un genre ou en tout cas fonctionne comme un repère crucial dans la fondation de genre : Frankenstein pour la science fiction, Sherlock Holmes le roman policier et de détective, Le Rouge et Noir le roman psychologique, Moby Dick le roman d’aventure. Certains classiques ne fondent pas que des genres, ils font germer des visions du monde : le métavers de Mark Zuckerberg doit tout à Neal Stephenson et à son “samouraï virtuel”. Certains classiques n’ont même pas eu besoin d’exister pour fonder quelque chose : l’album Ultraviolet de Joke / Ateyaba réussit ce paradoxe d’être à la fois inexistant et fondateur.

[extrait Nicolas Rogès : classiques commentés

Si on reste en France, un des grands classiques de ces dernières années, je pense à Or Noir de Kaaris. Je parlais tout à l’heure de rupture, cet album-là a créé vraiment quelque chose en France. C’est une formule qui existait déjà aux États-Unis, on pourrait penser à Waka Flocka avec Flockaveli par exemple à Atlanta, et Kaaris a repris ces éléments de trap et les a fait à sa sauce et on se rend compte de l’impact de cet album quand on regarde le circuit français depuis pas mal d’années où la trap est devenue omniprésente. Un des points de départ de tout ça, c’est indéniablement Or Noir de Kaaris. Il a créé une sorte de petit séisme lorsqu’il est sorti. Ce peut être un très bon exemple de classique, un classique commenté, un classique célébré. Si on reste en France on peut prendre le premier album de PNL par exemple, qui aujourd’hui est réécouté avec le même plaisir et qui a également créé quelque chose dans l’univers du rap français. Ces deux albums là sont vraiment deux très bons représentants de classiques. Si on part du côté des États-Unis et qu’on sort éventuellement du rap, je pense qu’on peut parler de D’Angelo avec son album Voodoo (son deuxième album). Cet album-là a créé un mouvement, cette alliance entre soul et hip-hop qui avait déjà été faite à d’autres niveaux mais il l’a poussée à des niveaux extrêmes en terme de qualité en faisant notamment appel à Questlove des Roots qui a structuré tout le projet. L’album est vraiment autour de cette notion de soul mâtinée de hip-hop (batterie omniprésente, beaucoup de bass, etc.). Un classique indéniable, qui n’a rien créé mais qui a montré peut-être la voie à d’autres artistes pour savoir comment faire un album de cette trempe là. Ces trois albums sont vraiment intéressants par rapport à la première définition que j’ai donnée du classique.]

Mais s’il n’y a pas de recette connue pour créer un futur “classique”, comment faire ? D’autant plus que les goûts d’une époque et d’une société jouent parfois un rôle très grand dans la nomination d’un classique : pendant longtemps, la représentation réaliste a été le critère principal de beauté dans l’art, et les classiques de cette époque sont jugés à l’aune du degré de réalisme et de la force de l’illusion représentatrice. De la même manière, un dessin peut-être un classique à notre époque mais il fut une époque où le dessin n’était qu’une esquisse, un brouillon qui n’avait pas sa place dans la catégorie des œuvres d’art.

Il y a quelque chose de très beau dans cette pulsion créatrice qui nous pousse à rechercher le chef d’œuvre qui aura ce potentiel de classique, même si cet exigeant désir déclenche parfois en nous la fameuse peur de la page blanche. Le classique intimide parce qu’il nous dépasse et personne n’aimerait être à la place d’un artiste dont une œuvre a été élevée au rang de classique et qui se heurte à sa propre incertitude quant à sa capacité de pouvoir refaire “aussi bien”. Il est bon de se rappeler que tout classique doit énormément à ce qui l’a précédé et porté, ces œuvres jugées mineures, ces oeuvres oubliées, effacées, sous-estimées, sous-côtées, ainsi qu’à ce que l’on appelle parfois “l’air du temps”, parfois “l’esprit du temps”, le “Zeitgeist”. C’est pour ça qu’on aime nos classiques : on a l’impression d’y avoir un peu tous contribué, en tant qu’humanité.

Ce lien sentimental avec le classique provient également d’un de ses mystérieux pouvoirs : celui de figer le moment de sa découverte ou de sa redécouverte : on se souvient de qui on était, ce que l’on faisait, à quel moment de notre vie nous nous trouvions quand nous avons lu tel grand livre ou écouté tel grand disque. Le statut intemporel du classique lui confère, et en même temps nous confère car c’est par nous qu’il s’actualise, le pouvoir de fixer des moments de notre propre existence. L’immortalité du classique immortalise à son tour l’instant de notre rencontre avec lui.

Et puis, c’est une œuvre qui nous rappelle sans cesse, que l’on ne cesse de redécouvrir, qui dévoile quelque chose d’elle à chacune des lectures ou des écoutes. C’est une œuvre qui nous dit toujours quelque chose de nouveau, qui ne perd jamais sa capacité de nous surprendre. Ce mille-feuilles minutieusement orchestré échappe de fait à sa compréhension immédiate. Je ne résiste pas à vous conseiller ce “classique” qu’est l’ouvrage Pourquoi lire les classiques (sans point d’interrogation) d’Italo Calvino.

S’interroger sur les classiques, c’est s’interroger sur l’histoire de notre culture mais aussi la façon dont nous la racontons et sur ce que tout cela dit sur nous. Nos classiques, nous en sommes si fiers que nous les envoyons dans l’espace, tels une bouteille à la mer interstellaire, en les embarquant à bord des sondes spatiales Voyager 1 et 2. Nous pensons qu’ils seront d’une aide précieuse pour ceux qui voudraient apprendre à nous connaître : ce que nous créons, et encore plus, ce que nous disons des oeuvres que nous créons, la façon dont nous les hiérarchisons, reconnaissons, en oublions certaines, dit plus de choses sur nous-mêmes que sur ces oeuvres . Ce choix est un choix essentiel : comment voulons-nous nous raconter ? Que voulons-nous montrer de ce que nous sommes ? Voulons nous renvoyer l’image de nous la plus juste possible ou seulement la plus glorieuse ? Rappelons que l’analogie de la bouteille à la mer pour parler de Voyager n’est pas insignifiante : la lettre dans la bouteille que nous mettons à la mer, nous ne savons pas si elle atteindra un jour un lecteur, mais ce n’est pas ce qui importe au fond car n’est-elle pas avant tout une lettre que nous nous écrivons à nous-mêmes ?

Il y a une véritable histoire vivante des classiques et si des classiques peuvent être redécouverts c’est bien grâce au travail de fond de réhabilitation, de recherche et le rôle des conservateurs de musées et des critiques d’art est crucial dans cette histoire.

Relire sans cesse nos classiques, les questionner, ça n’est pas les frapper du sceau du relativisme, c’est au contraire s’assurer que notre histoire culturelle reste vivante et organique. Se demander pourquoi telle œuvre est un classique ou questionner le statut de classique d’une œuvre ne devrait jamais être une opinion impopulaire. Le danger que nous croyions y voir, celui de la perte de repères dans ce qui nous définit, est au contraire une exigence esthétique en même temps qu’une exigence éthique (je vous renvoie vers la très bonne vidéo de C’est une autre histoire intitulée “Picasso = grosse merde”, ou une bonne raison de questionner nos classiques). Le goût est peut-être quelque chose sur lequel il ne sert à rien de disputer, mais sur lequel il est possible et nécessaire de discuter. Et discuter d’une oeuvre ne peut pas consister à partir du postulat qu’il s’agit d’un classique, car en disant cela, nous nous fermons la porte d’entrée et nous empêchons de saisir ce qui précisément fait de ce classique l’expression d’une rupture ou d’une cristallisation. Dans le film “Glass Onion”, dont je ne manquerai pas de vous reparler, un des personnages principaux, un milliardaire, présente à ses amis, dans son immense villa, l’oeuvre qu’il possède dont il est le plus fier : la Joconde (la vraie, prêtée par le Louvre à condition d’un système extrêmement perfectionné de protection de l’oeuvre). Alors que le milliardaire s’est embarqué dans un monologue enthousiaste pour parler de cette oeuvre mythique, un personnage secondaire récurrent entre dans le plan et ce personnage est caractérisé par ses brèves incursions toujours décalées et qui font à chaque fois un peu retomber l’ambiance. Et écoutez bien ce qui se passe :

Résumer un classique à son statut de classique, c’est déceptif, ça fait tout retomber. Et puis, comme nous le montre cet extrait qui a attiré mon attention, le verdict de “classique” coupe la parole sur l’œuvre, et ça, c’est dramatique. Un classique, c’est une œuvre qui a été commentée, sur laquelle on a parlé, sur laquelle on a écrit. Le discours sur l’art a une place centrale dans la construction d’un classique, laissez-moi vous conter une histoire pour vous le prouver.

Nous sommes dans les années 50, plus précisément en avril 1955, un animateur de radio américain, Jean Parker Shepherd, s’interroge sur la pertinence des listes de best-sellers et invite les auditeurs de son émission nocturne “The night people” à imaginer un livre intitulé “I, libertine”, un roman fictif décrivant des aventures à la cour de Londres au 18ème siècle. L’auteur de ce livre fictif est un certain Frederick R. Ewing, diplômé de l’université d’Oxford, “connu également pour sa série radiophonique sur l’érotisme du 18ème siècle à la BBC”. Shepherd demande alors à ses auditeurs de tous se rendre, dès le lendemain, dans le plus grand nombre de librairies possibles et de demander l’ouvrage, ce que les auditeurs ont fait. Le livre est tellement demandé qu’il finit par apparaître sur la liste des éditeurs et en 1956 sur celle des best-sellers du New York Times. Des commandes furent passées même en Europe, on trouve des résumés sur des blogs, des traces de ce livre dans les notes de clubs de lecture, les gens se mettent à donner leur avis sur le livre, se le conseiller mutuellement, et la légende raconte même qu’un étudiant aurait été félicité par son professeur pour ses recherches approfondies dans le cadre de sa thèse sur ce livre. Le canular a duré presque 1 an, au cours duquel le chroniqueur d’un journal raconta même avoir rencontré l’auteur et dîné avec lui en Inde et rencontré sa femme Marjorie. C’est un journaliste du Wall Street Journal qui dévoilera la supercherie.

Ne soyez pas tristes, ce livre, vous, vous pouvez le lire, parce que depuis, il a bien été écrit.

Miniature de la video YT: “This Best-Selling Novel Was A Total Hoax!” d’Austin McConnell https://www.youtube.com/watch?v=W7H5kFGEyUw

Si le discours sur l’art est si puissant qu’il peut créer des classiques qui n’existaient même pas, alors je vous laisse imaginer ce qu’il peut faire avec des œuvres qui existent. Écrire sur la peinture, sur la musique, en parler, c’est contribuer à l’écriture de leur histoire, c’est écrire leur légende. La renaissance des magazines dans le monde du hip-hop, la multiplication des médias, contribuent autant que les rouages de l’industrie à écrire cette histoire. Le discours sur l’art n’est plus le terrain gardé des critiques ou des seuls spécialistes, et j’en profite pour rappeler qu’il n’y a jamais eu de cursus d’étude pour devenir critique d’art. Nous pouvons tous écrire sur les œuvres qui nous touchent, ou si nous ne pouvons pas écrire, nous pouvons parler d’elles et espérer que notre enthousiasme vienne toucher l’oreille de quelqu’un qui prendra sa plume, enregistrera un podcast, écrira un article.

[extrait Nicolas Rogès : le rôle des medias dans la formation d’un classique

Je crois que les médias ont un rôle a jouer dans la consécration d’un album en tant que classique mais c’est un rôle qui peut être joué seulement à posteriori. Si on part du principe qu’un classique se définit dans dans le temps, dans la durée, on pourra avoir des auteurs, des journalistes qu’ils vont faire des podcasts, des reportages, des livres sur un album et qui vont tenter, même si c’est toujours difficile de décortiquer un objet d’art qu’on a pas forcément créé, ils vont pouvoir le décortiquer en essayant de le mettre en parallèle avec ce qui est sorti avant, ce qui est sorti au même moment et surtout ce qui est sorti après pour voir l’impact de cette œuvre-là sur le temps, sur la durée, et c’est des gens qui ont la prétention de pouvoir faire ce travail, dont c’est le métier, dont c’est la passion, qui vont pouvoir faire ce travail d’analyse et qui vont donc pouvoir peut-être donner des billes pour qu’on puisse qualifier un album de “classique”. Donc je pense que les médias, même si les journaux traditionnels dans le domaine de la musique ont perdu un peu de vitesse ces dernières années, même si il y a peut-être moins de sites de référence et beaucoup de médias qui se créent petit à petit, je pense que quand même ils ont un rôle à jouer dans l’analyse d’une œuvre. Après c’est difficile toujours de te définir quelque chose comme un classique comme si c’était quelque chose de définitif mais ils ont quand même pour ambition d’analyser quelque chose et de voir son impact sur la durée. Après, les réseaux sociaux ont, je pense, un grand rôle à jouer dans l’émergence d’un album mais peut-être pas dans sa capacité à devenir un classique. On est tous pareils quand il y a un album qu’on attend qui sort, on a envie d’être excessif et c’est normal, et tant mieux ! On a envie de crier sur tous les toits que c’est le meilleur album de tous les temps, donc sur nos réseaux sociaux personnels — moi je sais que je verse souvent dans l’exagération absolue, parce que c’est comme ça que je consomme la musique, c’est avec enthousiasme et sans aucune mesure. Par contre, si je me mets à écrire sur un média ou dans un bouquin, je vais prendre le plus de recul possible et mettre autant que possible mes goûts personnels de côté. Mais sur mes réseaux personnels – et je sais que beaucoup de gens le font -, on a tendance à un peu s’enflammer et c’est très bien aussi. Par contre, je pense qu’il faut faire attention à ne pas crier au classique trop vite et laisser le temps faire son oeuvre. C’est là aussi que la nuance se fait entre nos goûts personnels et l’analyse qu’on peut faire d’une œuvre quelques mois ou années après sa sortie.]

Internet nous offre la possibilité de varier et de multiplier les discours sur l’art et les modes de discours sur l’art, quand il sait cesser d’être un espace de dispute pour être un espace de discussion et de réflexion. Parler des œuvres qui nous touchent ou écouter ceux qui en parlent et contribuer à diffuser leur discours, c’est une façon de rendre à ces oeuvres l’amour nous ont apporté et peut-être, par la même occasion, leur permettre d’atteindre le statut de classique que nous vénérons tant. C’est peut-être aussi ce qui permettra un meilleur équilibre entre les classiques-classiques et les classiques populaires.

Le critique d’art existe toujours, et écouter un spécialiste parler d’une oeuvre est toujours nécessaire à sa compréhension, mais ce dont il faut se rappeler, c’est du pouvoir créateur que nous avons sur l’histoire de notre culture qui est sans cesse en train de se réécrire et à laquelle nous sommes tous légitimes de participer.

Tweeter qu’un album est un “classique instantané” est peut-être un oxymore, mais c’est avant tout l’expression d’un enthousiasme premier face à l’oeuvre, un enthousiasme qui ne peut pas encore se transformer en discours, il lui faudra du temps en effet pour construire ou pas sa légende, mais ce que nous exprimons à ce moment là relève de l’ordre de l’utopie : on postule que l’art est toujours possible, on postule que quelque chose dans cette oeuvre transcende on ne sait comment notre sensibilité subjective et particulière, et puis on est bizarrement intimement convaincus qu’un classique peut naître à chaque instant, qu’il y aura encore des classiques. Le rêve de tout astronome c’est d’assister à la naissance d’une étoile, or, on arrive forcément toujours trop tard car lorsque sa lumière nous parvient, c’est qu’elle est déjà vieille. Comme le classique, qui n’est classique que lorsqu’il appartient au passé.

Et pourtant, portés par l’enthousiasme de l’expérience esthétique, en criant au “classique instantané”, nous goûtons au plaisir de vivre l’impossible, d’assister à la naissance d’un classique et de pouvoir un jour dire, rempli de fierté : “j’étais là”.

Pour aller plus loin :