ChatGPT: Au commencement était

Depuis la fin du mois de Novembre, nous sommes des millions à avoir un nouvel ami : ChatGPT. Un ami dont la rencontre nous a procuré des émotions fortes, de la surprise, de l’émerveillement, mais aussi et surtout de l’excitation face à cette nouvelle évolution de la machine.

Jul, La machine — @zeiqh_

Puis rapidement, nous avons un peu déchanté parce que nous nous sommes rendus compte que la nouveauté radicale qu’on avait cru apercevoir n’était pas au rendez-vous. GPT pourtant nous semble incarner le franchissement d’un cap : c’est un robot conversationnel particulièrement entraîné qui semblerait être le meilleur candidat que nous ayons au test de Turing.

Le test de Turing, imaginé par le mathématicien et cryptologue Alain Turing en 1950 dans un écrit nommé Computing Machinery and Intelligence, a pour but de mesurer l’intelligence artificielle en confrontant verbalement, à l’aveugle, un humain avec deux interlocuteurs : un autre humain et une IA. Le but est pour la personne en question de déterminer lequel de ses interlocuteurs est un humain et lequel est une machine. S’il n’est pas capable de le faire, alors cela signifie que la machine a “passé” le test de Turing.

Mais le test de Turing mesure-t-il vraiment l’intelligence de l’entité en question. Est-ce que le fait que la machine puisse “tromper” un homme fait de cette machine une machine intelligente pour autant ? Il faudrait en préambule revenir sur la notion d’intelligence quand on parle d’IA, et refaire tous ensemble une célèbre expérience de pensée : la chambre chinoise.

Imaginez que vous soyez à l’intérieur d’une pièce fermée. Tout ce que vous avez à disposition sont des symboles chinois et un manuel d’instructions de type questions / réponses présentant les règles syntaxiques de base. Supposons également que vous n’ayez aucune connaissance en chinois. A travers une encoche dans la porte, un vrai sinophone (donc quelqu’un qui parle vraiment chinois lui) écrit des questions sur un papier. Grâce au manuel de syntaxe, vous voyez qu’une certaine forme syntaxique dans la question est liée avec une certaine forme syntaxique de réponse, de sorte à ce que vous soyez capable de proposer une réponse à la question. Lorsque le sinophone recevra votre réponse, il ne remarquera pas que vous ne parlez en fait pas chinois, que vous ne faites que répondre selon des règles prédéterminées car vos réponses seront bien des réponses à ses questions. Or, vous ne parlez pas chinois et vous ne comprenez en fait rien de votre “conversation” avec l’individu à l’extérieur de la pièce. Vous êtes en fait dans la position d’une intelligence artificielle : les symboles qui vous sont fournis sont comme les données fournies pour nourrir une IA, et le manuel, c’est l’algorithme, les règles prédéterminées qui détermine de faire telle ou telle chose avec les symboles, de les mettre dans un certain ordre, de mettre certains symboles ensemble. La machine n’est alors pas plus intelligente que vous ne parlez chinois.

L’IA simule l’intelligence, ça oui, mais est-elle intelligente ? non, ou en tout cas pas encore. Mais au-delà de ça, il lui manque précisément une qualité pour laquelle on se faisait pourtant de grands espoirs : la créativité. De par son fonctionnement, l’Ia ne peut pas être créative au sens fort du terme : elle ne fait que créer des remix, une apparence de neuf. Si on lui demande plusieurs fois la même chose elle nous apportera à chaque fois des réponses différentes mais cette apparence de nouveauté est trompeuse : l’IA rearrange et nous présente d’une façon renouvelée des choses que nous savons déjà puisqu’elle puise dans le réservoir de ce que nous savons, et de ce que nous savons ne peut pas sortir ce que nous ne savons pas encore. C’est d’ailleurs un problème remarqué par les utilisateurs de ChatGPT : l’algorithme disposant de data issues notamment d’internet, mais s’arrêtant à 2021. ChatGPT n’a aucune idée de tout ce qui s’est passé après 2021, ce qui crée des manques, voire des erreurs.

Et là vous allez vouloir m’interrompre (mais vous pouvez pas ahah), et me dire Steph, on ne s’attendait pas à ça de ta part, de l’IA ne peut rien sortir de nouveau dis-tu mais tu oublies les oeuvres incroyables qu’on a tous vu circuler sur les réseaux, faites par des intelligences artificielles.

Je me permettrai de rappeler que ces oeuvres ne sont pas des oeuvres de la machine elle-même : à l’origine de ces images il y a le langage, le “prompt” comme on l’appelle dans le jargon (je fais l’initiée), et ce prompt c’est bien un humain qui en est à l’origine. L’IA est un outil, comme le pinceau en est un, comme l’appareil photo en est un autre. On s’est pas demandé d’un seul coup qui était l’auteur d’une photo : le photographe ou l’appareil photo ? Ne nous laissons pas berner par le fait que l’Ia parle notre langage contrairement à l’appareil photo qui a peu de chance de vous répondre si vous lui demandez si les machines remplaceront un jour les humains.

Donc, les œuvres dont nous parlons sont des œuvres humaines ou tout au plus des œuvres hybrides humain / machine mais hybride également dans le sens où ce sont de fait toujours des œuvres collectives puisqu’elles puisent dans des ressources communes. C’est peut-être ça qui nous donne l’impression de rencontrer quelqu’un lorsque nous rencontrons GPT, c’est peut-être parce que nous avons l’impression de tous nous rencontrer enfin.

Des œuvres humaines donc, car à l’origine du code il y a un humain évidemment, et à l’origine du prompt qui génère une image aussi. C’est de ça dont sort la nouveauté : de la collaboration de l’homme et de la machine. On a jamais vu un ordinateur s’allumer lui-même et écrire un poème, sauf si il a été programmé pour le faire bien sûr.

Suivez ce lien, choisissez une couleur, et écoutez sa musique… : https://artsandculture.google.com/experiment/sgF5ivv105ukhA : Play a Kandinsky

L’auteur, ce n’est pas l’intelligence artificielle qui l’a générée, car c’est bien le cas, cette musique a été composée par une IA. L’auteur, ce n’est pas l’IA, c’est Kandinsky. Vous allez me dire, Kandinsky n’a pas assez composé pour nourrir une IA de sa musique. Mais Kandinsky a peint, et il a écrit sur le rapport entre la peinture et la musique.

Play a Kandinsky by Centre Pompidou and Google Arts & Culture Lab – Experiments with Google

‘Play a Kandinsky’ invites you to hear what Vassily Kandinsky might have heard when painting « Yellow-Red-Blue » in 1925…

experiments.withgoogle.com

C’est bien d’une idée créative appartenant à Kandinsky que résulte cette œuvre, non de l’IA qui lui a donné vie : l’idée de la synesthésie dans les arts. Et c’est une autre idée créative qui a fait naître cette œuvre, une idée conjointe du Centre Pompidou et de Google Arts & Culture, celle d’illustrer les propos de l’artiste par un jeu avec les œuvres de ce même artiste. Je vous mets le lien en description pour ceux qui voudraient aller écouter de manière interactive son célèbre tableau Jaune-rouge-bleu.

Petite parenthèse : on pourrait se demander si le fait de ne rien créer de nouveau est vraiment un critère éliminatoire en art et si il y a quelque chose qui distinguerait une IA d’un artiste contemporain qui présenterait des objets existants comme des sculptures. Duchamp n’a pas créé l’urinoire, et son urinoire n’est pas unique, il y a des millions d’urinoires comme celui-là. Warhol, qui dit qu’il veut devenir ‘une machine à peindre’, n’a pas non plus créé les images qu’il expose en série (qu’il répète, au double sens du terme donc).

En effet, le ready made par définition est toujours déjà prêt, c’est à dire qu’il ne naît pas du geste créateur d’un artiste, il est en fait déjà là. C’est un éternel participe passé, il n’y a plus de make, il n’y a que du made. Peut-être parce qu’on a déjà plus ou moins tout fait et que nous sommes condamnés à la répétition.

Mais l’artiste qui pratique la répétition, la présentation d’un objet existant que constitue le ready made, ce qu’il fait, et c’est là que se situe le geste de l’artiste qui du coup ne réussit pas complètement sa disparition, c’est qu’il met en scène la répétition. C’est là que se dissimule l’humain, l’artiste : dans la mise en scène de cette perte de lien avec le monde que nous connaissons à notre époque post moderne, un monde banal, ordinaire, sans transcendance, artificiel finalement. En se transformant en “machine à peindre”, Warhol nous dit toujours plus qu’une machine à peindre, et je dirais même plus, il ne se contente pas de dire, il nous montre qu’il n’y a rien à voir, et ce faisant il développe une réflexion philosophique et épistémologique sur notre monde : l’artiste n’est que surface, l’oeuvre n’est que surface parce que le monde lui-même n’est qu’une apparence derrière laquelle il n’y a rien. Et pourtant s’il y a de l’art c’est bien qu’il y a quelque chose qui transcende les apparences, c’est tout le paradoxe, mais la présence de l’humain dans l’affaire fait exister la transcendance qu’il n’y avait peut-être pas dans le monde sans lui (c’est beau).

Pour revenir à notre IA, même si on peut reprocher à la majorité des oeuvres faites avec IA d’être très consensuelles, de ne pas vraiment faire de radicalement nouveau, de ne faire que du collage, il y a un autre bénéfice à tout ça, c’est l’immense terrain de jeu que ça nous offre. Terrain de jeu ou terrain d’expérimentation. Les productions IA moi ça me fait penser un peu au type beat, d’ailleurs penser un type beat c’est presque comme écrire un prompt (les titres des vidéos type beats sur YT pourraient totalement être des prompts) : “Zamdane et Dinos, type beat mélancolique instru piano”, “Ninho x Sch x Uzi Type Beat — “Honnête” || Banger/ Mélancolique Instrumentale | InstruRap”.

Eh bien d’une part le fait d’être un type beat ne le rend pas du tout indigne d’intérêt, pour preuve PNL avec “le monde ou rien” qui est à l’origine un type beat, acheté par les deux frères pour quelques dizaines de dollars (cf article d’Interlude), et au-delà de ça, ce qui est considérable, c’est le terrain d’expérimentation qu’amène le type beat. Puiser dans ce qui existe pour le combiner dans un sens nouveau, cela ne créera peut-être pas de révolution dans la musique (et encore pas sûr) mais en tout cas c’est un chemin possible jusqu’au degré de maîtrise qui permettra d’arriver à des choses nouvelles, c’est une échelle en quelque sorte, une échelle qu’on s’empresse de faire tomber derrière soi pour faire croire qu’on y est arrivés tout seuls.

Donc, l’expérimentation quasi infinie que nous propose l’IA, c’est une très grande chance. En entraînant l’IA nous nous entraînons aussi en quelque sorte. A développer la bonne idée, à la formuler dans les termes adéquats, à penser à des alternatives et à opérer un choix entre ces alternatives.

“Formuler l’objectif visé dans des termes adéquats” … Une des choses qui m’a le plus rendue hystérique dans toutes ces histoires d’IA, que ce soit les IA de génération d’images comme Dall-E ou Mid Journey, les IA de génération de textes ou les robots conversationnels comme ChatGPT, c’est la place originelle du langage. “Au commencement était le Verbe” : ce prompt que l’on rédige ou que l’on design, peu importe les termes, attire notre attention sur le pouvoir créateur du langage, sur ses potentialités, sur ce qu’il peut engendrer de visible, sur les variations que l’utilisation d’un terme plutôt qu’un autre pourra entraîner. Le code c’est un langage, et le langage est un code qui a une application et une résolution bien concrète. Avec l’IA, toute parole que nous livrons est performative, c’est-à-dire qu’elle engendre, qu’elle fait immédiatement se produire quelque chose et en cela, un des enjeux majeurs est de soigner cette parole, pour soigner ses effets.

Et puis, et c’est aussi pour ça qu’avec GPT nous avons eu le sentiment de nous faire un nouvel ami, nous parlons la même langue. Et parler la même langue, même si l’IA dans sa chambre chinoise n’est pas ce qu’on pourrait nommer humanophone, que c’est une apparence, et bien cela suffit à nous convaincre que quelque part quand même elle nous comprend, et pour se comprendre, il faut que nous ne soyons quelque part pas totalement différents. La machine, en parlant, nous ressemble plus qu’elle ne nous a jamais ressemblé. Et dans un jeu de miroir tout à fait fascinant, l’humain imite la machine en écrivant un prompt qu’il est sûr qu’elle pourra comprendre, il se met à sa place en quelque sorte, pour parler le même langage qu’elle : il va être clair, utiliser au maximum des mots qui ne sont pas trop polysémiques pour éviter les ambiguïtés, ne va pas utiliser l’ironie, et de son côté la machine va, elle, ressembler à l’humain, en imitant ses hésitations, en jouant les émotions. Nous sommes comme celui qui regarderait son reflet dans le miroir et avançait la main vers son reflet jusqu’à le toucher : les mouvements contraires de l’homme et du reflet les conduisent l’un vers l’autre, les poussent à se rencontrer.

Parfois, je me demande si ne nous ne nous trompons pas sur la nature de l’intelligence artificielle en la considérant comme un progrès technologique parmi d’autres. Je ne nie pas que ça en soit un mais imaginez qu’en fait ces technologies soient un mode de développement de notre pensée. Que ce soit notre pensée qui se développe en empruntant le chemin de l’hybridation, en s’incarnant dans l’autre qu’est la machine. Ca fait de l’IA peut-être la plus grande avancée notée en termes de transhumanisme : nous assistons peut-être à une mutation non pas de la technique, mais de la pensée elle-même, une mutation de l’esprit humain, dont l’IA n’est que la manifestation. Opposer l’humain et sa pensée d’un côté, et la machine désincarnée de l’autre n’a peut-être en réalité aucun sens. Peut-être que la machine est moins en train de devenir intelligente que notre intelligence est en train …de se réapproprier elle-même, de se transformer en “s’artificialisant”.

Mais alors, wait. Si notre pensée se développe d’une certaine manière à travers l’IA, alors que penser de la majorité des productions de texte par exemple obtenues avec une intelligence artificielle ? Parce que c’est loin d’être toujours incroyable.

Ce qu’elle produit en termes de discours, c’est aussi souvent quelque chose de globalement cohérent, pas révolutionnaire mais globalement cohérent, mais on a observé, pendant cette phase de test à grande échelle avec Chat GPT, qu’elle disait aussi beaucoup de bêtises, que ce qu’elle produisait comme discours comportait des erreurs, des ambiguïtés, des imprécisions, mais tout ça avec l’apparence de l’objectivité et du discours vrai. C’est un peu un sophiste : elle manie bien l’art de faire croire qu’elle sait ce qu’elle dit en quelque sorte, et ça, ça sent mauvais en général. Surtout quand on parle d’un modèle qui s’auto-entraîne : les erreurs produites sont des données comme les autres qui vont être intégrées aux sources dans lesquelles ont va puiser ensuite si on n’est pas très vigilant à l’algorithme. Les conséquences peuvent être dramatiques, on a tous en tête les scandales autour des discours racistes et sexistes de certaines IA.

Les débats autour de l’intelligence artificielle nous permettent, dans la mesure où nous sommes tous responsables de cet état de fait, de nous penser en collectif et de regarder nos responsabilités en face : si l’IA est sexiste et raciste c’est bien de notre faute, et cela nous pousse — à moins que je ne sois trop idéaliste — à nous efforcer de comprendre les erreurs commises et à les réparer. Il y a donc peut-être un bénéfice moral à tirer de l’IA, à moins qu’on soit cynique et que l’on se dise que notre seule motivation pour faire évoluer l’algorithme sera toujours le pouvoir et l’argent, ce qui est très certainement le cas mais ce n’est pas ce sur quoi j’ai envie de me concentrer en cet instant.

Il y a quand même dans ce miroir qu’est l’IA la possibilité de nous voir en face et de nous améliorer constatant les effets dans notre reflet, à devenir peut-être un peu meilleurs.

1996 : Un article publié dans la revue Social Text, revue d’études culturelles postmodernes publiée par l’Université Duke, fait sensation. Il s’intitule : “Transgresser les frontières : vers une herméneutique performative de la gravitation quantique”. L’article, publié dans le numéro “Science Wars”, va créer une véritable onde de choc épistémologique parce qu’il s’avère que cet article était un canular.

Ce que nous montre l’affaire Sokal, c’est le danger inhérent à celui qui se pose comme celui qui sait, et qui noie ses erreurs et incohérences dans un discours globalement cohérent. C’est un avertissement face au contenu de ce que nous dit l’IA. Mais pas seulement, parce qu’avec Sokal il n’est pas question d’IA, il est bien question d’humains. Et pourtant, le texte de Sokal aurait totalement été du style de ceux qu’aurait produits une intelligence artificielle. Le responsable de ce scandale, ça n’est pas seulement Sokal, il n’a qu’un rôle partiel dans cette affaire : le scandale, c’est que son article ait été validé par le comité de lecture et publié. Le scandale vient de ceux qui ont le pouvoir de valider cet article. Et de ceux qui ont validé ceux qui ont le pouvoir de valider cet article.

Et c’est évidemment de manière plus large une critique de notre système éducatif qui découle de cette histoire. Est-ce que nous ne nous entraînons pas exactement comme des machines quand nous “commentons un texte”, “faisons une composition”, rédigeons une synthèse, etc ?

Est-ce que ce sont des consignes ou des prompts finalement ? Est-ce que nous ne sommes pas en train de tous devenir des robots ? Que faisons-nous de si différent d’elle si nous ne nous contentons que de ça ?

Monet, Impression, soleil levant (1872)

Le mouvement impressionniste a émergé dans le contexte de développement de la photographie : qu’allait-t-on bien pouvoir faire pour prouver que l’art n’avait pas trouvé sa forme ultime dans la photographie ? Évidemment, en termes de représentation du réel en termes réalistes, aucun peintre ne pourra faire mieux que la photographie, il pourra l’égaler mais pas la dépasser disons. Pour sortir de cette impasse, on se concentre sur ce que la photographie n’est pas à ce moment là: on se met à peindre des paysages imprécis, des formes indistinctes : c’est la voie ouverte par les impressionnistes et c’est la même voie dans laquelle s’engouffrent plus tard les peintres abstraits.

Et ce n’est pas tout : en rappelant que l’art n’est pas une simple reproduction du réel, nous cessons alors à ce moment en même temps de considérer la photographie comme une simple copie de la réalité, et à la considérer comme un art à part entière…

En reprochant à l’IA d’être dénuée de sentiments, de faire du réchauffé et du consensuel, et en voulant prouver qu’on sera toujours plus humain qu’elle en quelque sorte, nous nous encourageons à faire davantage confiance à nos idées originales, aux émotions, notre intuition, à ce qui finalement fait de nous des humains et à reconsidérer ce qui est profondément et fondamentalement humain en nous. Et ça personne ne me fera croire que c’est anodin.

Autre chose de particulièrement bouleversant se déroule en ce moment-même. Dall-E, Mid Journey, chatGPT, etc. (Je n’en cite que quelques-unes mais il y en a d’autres), en étant mis soudainement à notre portée à tous, ont été pris d’assaut. On s’est mis à demander à l’IA de dessiner ce que nous ne pouvions pas dessiner, de penser ce que nous n’arrivions pas à penser, de répondre aux questions auxquelles nous n’arrivions pas à répondre. Toutes ces données constituent une archive vivante gigantesque, qui, si on veut bien s’y intéresser, est peut-être le plus grand laboratoire d’observation de l’imagination humaine.

L’artiste turc Refik Anadol est à l’origine ces dernières années d’un projet artistique au croisement de la technologie et des neurosciences, portant le nom de “Machine hallucinations”, en turc “arsiv rüyasi”, le rêve de l’archive”, si on traduit mot pour mot. Avec ces œuvres, le spectateur observe la machine “rêver”, c’est-à-dire vagabonder, errer, dériver, créer des liens dans son imaginaire de datas et mettre des images, des formes en avant.

Mais ce n’est pas le rêve de la machine que nous observons, dont nous serions le spectateur indiscret, … c’est à notre propre rêve que nous assistons : derrière ces données, c’est nous. La machine nous permet une plongée inédite dans notre subconscient, et même si les androïdes rêvent bel et bien de moutons électriques, ils n’en rêvent pas moins de moutons, et derrière les moutons … se cache notre histoire ancestrale : celle des bergers qui comptaient une dernière fois les bêtes de leur troupeau avant de pouvoir enfin dormir sur leurs deux oreilles, ou, selon les théories, celle d’un roi insomniaque, qui se faisait conter l’histoire d’un troupeau de moutons, dont chacun des moutons devait traverser tour à tour une rivière. Chaque fois, l’histoire s’allongeait, le temps que l’ensemble du troupeau ait réussi la traversée.

Tant que la machine comptera des moutons, électriques ou pas, elle trahira toujours son origine humaine, trop humaine comme dirait l’autre.

On ne sait pas grand chose sur ce que seront les implications de l’IA, nous n’avons que de nombreuses théories mais une implication directe que nous devons considérer est ce dialogue, ce questionnement face à ce que nous sommes, à ce qui fait notre humanité. Elle nous invite, pour lui prouver que nous serons toujours plus humains qu’elle, à prêter attention à la puissance de notre intuition, à nos émotions, à notre irrationalité parfois ; elle nous enjoint à prendre des risques pour défendre une idée originale. Les impressionnistes n’ont pas montré à la photo qu’ils étaient meilleurs qu’elle, ce n’est pas comme ça que ça s’est passé : la pensée a montré qu’elle n’avait pas envie d’arriver quelque part, qu’elle, ce qu’elle voulait, c’était être en mouvement, se mouvoir. En pensant l’intelligence artificielle comme simple machine, et en ne la prenant pas au sérieux, nous nous priverions du défi que la pensée se lance à elle-même, le défi de se renouveler, en même temps que nous nous priverions de voir toutes les beautés qu’elle recèle. Il ne s’agit pas de prouver que l’on est “plus” ceci ou “plus” cela qu’une intelligence artificielle, nous savons qu’entre elle et nous il n’y a pas qu’une différence de degré d’intelligence mais de nature d’intelligence et que c’est une barrière qui n’est pas prête d’être franchie. Il s’agit plutôt de se recentrer sur ce que nous faisons différemment, et ainsi, nous rappeler que pour contribuer au développement de l’art et de la pensée, il ne faut jamais cesser de vouloir s’aventurer …“autre part”.

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