Ce que la peinture m’a appris sur votre avenir

Un Culture Bis écrit pour mes élèves, à destination de ceux qui ne sont pas mes élèves, et à tout ceux qui veulent lire évidemment.

Disclaimer : Du coup y a quand même une ou deux réf qui vous seront obscures comme ça fait référence à des contenus de cours:), déso!

Demain et les jours qui viennent vont être des jours un peu angoissants pour vous car vous allez recevoir vos premiers résultats parcours sup, découvrir les premières pierres d’un chemin qui continuera rapidement à se dessiner : ce n’est pas qu’un métier que vous allez voir se profiler à l’horizon, c’est la silhouette de la vie que vous allez devoir mener. Vous êtes à l’aube de la fin des choix, au commencement “du reste de votre vie”.

Si vous pensez comme ça, vous allez sentir l’angoisse de départ grandir et vous paralyser.

La vie, ça n’est pas juste l’école que vous allez faire ou le métier que vous allez exercer.

Et j’ai à peine débuté mon propos que j’ai déjà une parenthèse à faire, et c’est une parenthèse de taille. Il faut que je m’excuse d’une chose, en tant que représentante de l’institution scolaire : nous avons échoué à vous préparer à un métier. Si le but de l’école est de vous permettre de choisir un métier, alors oui je suis sûre que j’ai / que nous avons échoué. Pourquoi ?

Aux élèves qui étaient à votre place avant la révolution industrielle, alors qu’on se déplaçait encore à cheval, les profs auraient dû conseiller de devenir ingénieurs automobiles, mais vous vous doutez bien que ça ne s’est pas produit. Eh bien c’est la même chose pour vous, dans un autre contexte, à une autre époque. Il n’y a pas de cursus qui prépare directement aux métiers que l’on fera dans 10 ans.

Une partie d’entre vous se prépare donc à exercer un métier qui aura disparu d’ici là et une autre partie exercera un métier qui n’existe pas encore. Alors, vous me direz, on peut avoir quelques idées de métiers qui n’existent pas encore et miser sur un de ces métiers en espérant que nous miserons sur le bon cheval.

Est-ce qu’il faut miser sur une carrière de designer d’habitat virtuel ? d’architecte dans le metaverse ? d’analyste de données des objets connectés ? de guide touristique spatial ? de mineur d’astéroïdes, de gestionnaire de contenu cérébral, de designers d’organes, de conseiller en éthique technologique, de gestionnaire de drones, de conseiller dans la protection des données personnelles, de coach de fin de vie, d’innovateur en énergie renouvelable, de stratège en renaturalisation ? Est-ce qu’il faut parier sur une carrière de hacker éthique ? de thérapeute en désintoxication digitale ? De toute façon, même si vous misiez sur le bon il n’y pas de cursus tout prêts qui préparent à ces métiers.

Donc la vraie question pour moi est : comment vous préparer à exercer un métier qui n’existe pas encore ? La question pour vous : comment vous préparer à exercer un métier qui n’existe pas encore ?

Et là, je vous le donne en mille : ce ne sont pas toutes les dates d’histoire que vous avez mémorisées, les déclinaisons que vous avez tenté d’apprendre ou la définition du carré de l’hypoténuse qui vous donneront la réponse à cette question. D’ailleurs, il est temps que je vous avoue quelque chose : mon métier n’est pas celui que vous croyez. Je ne suis pas professeur d’allemand. Malgré les apparences, je n’ai jamais essayé de vous apprendre l’allemand. De toute façon tout le monde sait que c’est inutile.

Maintenant que vous savez qu’en un certain sens je suis une impostrice, il est temps que je vous révèle quel est mon métier à moi, et pour ça il faut qu’on fasse un autre détour :

Image a:

Bauhaus Design B33 — “Wassily Chair”

Si vous n’êtes pas familiers du Bauhaus et de ce meuble iconique qu’est la Wassily Chair, une courte interview en français de son concepteur, Marcel Breuer (c’est important pour la suite) :

La chaise Wassily, histoire d’une icône du design — France Culture

Image b:

Ou attendez, comme ça on comprend mieux d’un seul coup :

The Walk — Nabil Mendjeli

Le point commun de ces deux images est assez facile à comprendre : deux idées qui se télescopent.

Dans la deuxième image : les continents et un pied, qui créent du coup bien autre chose que des continents + un pied, le tout est bien plus que la somme de ses parties. Ici, ce que l’on “voit” c’est l’idée que nous sommes tous issus d’un même point de départ, puis qu’en migrant vers l’Asie, l’amérique du sud, l’Amérique du nord, l’Australie, l’Europe, nous avons laissé les empreintes partout de notre passage.

La chaise Wassily n’est pas la somme d’un fauteuil de cuir et d’une bicyclette, elle n’est même pas la somme du caractère confortable du cuir et du caractère pliable de l’acier, elle est bien plus que la somme de ses parties : elle est l’incarnation de la rencontre entre le passé et l’avenir, elle illustre en même temps qu’elle initie un changement de paradigme dans l’ère du design et dans la façon de concevoir les objets qui nous entourent.

Alors ce qui importe, ce n’est ni le fauteuil, ni la bicyclette, c’est la rencontre qui est provoquée entre les deux. Etre créateur, c’est être créatif, et c’est mettre en œuvre un type de pensée qui est ancrée en nous depuis des millénaires, si j’ose dire, preuve à l’appui: la pensée hybride.

Quand on dit hybride, on pense au moteur hybride. Et finalement on a pas tort parce qu’un moteur hybride, c’est un moteur qui se nourrit lui-même, dont les parties se rechargent mutuellement en faisant se rencontrer un moteur classique et une batterie électrique.

Et la pensée créative, la pensée hybride, celle qui vous sortira de beaucoup d’impasses et vous donnera des clés capables d’ouvrir des portes qui n’existent pas encore, c’est cette pensée qui fait se rencontrer des mondes qui n’avaient pas vocation à se rencontrer.

Alors peut-être que dans notre équation, la bicyclette c’est quelque chose que vous avez entendu un jour en cours d’allemand, je sais pas moi, un mot, un concept, ou juste l’idée qu’il existe des cultures, des histoires et des idées différentes des nôtres, et cette chose que vous avez entendue, qui vous reste en mémoire, et qui ne vous est pas forcément “utile” en tant que telle, un jour il se peut que cette chose rencontre une autre chose, et que le résultat soit brusquement beaucoup que la somme de ses parties.

Donc non je ne suis pas professeur d’allemand, ça n’est pas l’allemand que je vous apprends, mais c’est quelque chose de différent, ou c’est la différence, ou une différence, qui un jour se combinera à quelque chose d’autre et prendra un sens nouveau.

Ou pas. Mais finalement, combien de pensées “inutiles” sont nécessaires à l’apparition d’une idée “utile” ? Combien d’essais de combinaisons différentes avant de trouver la bonne ?

L’allemand n’est pas un but, c’est un morceau d’outil. Pour faire plus imagé, l’allemand est aussi utile qu’un grain de sable pour un myope. Vous allez me dire, ça lui fait une belle jambe, bravo l’utilité ! Et je vous réponds qu’à ce grain de sable, vous ajoutez un autre grain de sable, puis un autre grain de sable, puis du carbonate de sodium et de l’oxyde de calcium, vous faites fondre le tout, vous donnez à ce mélange une forme circulaire pendant qu’il refroidit, une épaisseur, une courbure, vous répétez l’opération, vous ajoutez une armature, deux branches et vous obtenez des lunettes !

Bref, tout ça pour vous dire que, ok, je vous provoquais un peu en vous disant que je n’étais pas professeur d’allemand, n’allez pas alerter la fédération des parents d’élèves et le rectorat pour si peu. Ce que je vous apprends, ça n’est pas des déclinaisons, mais c’est la conscience de l’existence de quelque chose d’autre (un pays, une langue, une histoire, une culture), c’est une ouverture qu’en apprenant à considérer comme telle vous pourrez peut-être mettre un jour à profit sur votre propre chemin, parce que c’est de cela dont il est question.

C’est de ça qu’on est parti finalement, et c’est à ça qu’on doit revenir.

Imaginez le début de votre existence comme une toile blanche, que vous commencez par couvrir de manière spontanée et naturelle des couleurs naïves de l’enfance, elles se fondent bien entre elles, c’est fluide, et puis ensuite on avance, on ajoute un à un les détails du tableau, à l’aide de touches plus sombres, des milliers de détails, et alors que les couleurs sur la palette sont en nombre réduit on finit par trouver des centaines de couleurs différentes sur la toile.

Celui qui combine au mieux ces couleurs de la palette, va dans les meilleures écoles, et aura le meilleur avenir, n’est-ce pas ? Et vous, vous vous retrouvez devant votre toile, à une étape où vous êtes bloqués, vous avez l’impression qu’elle ne ressemble à rien, ou que vous avez mal fait de commencer à peindre cet arbre à cet endroit-là du paysage.

A ce moment-là la meilleure chose à faire c’est de se re-concentrer sur les couleurs qu’on aime sur la palette, de se demander quels sont les motifs que l’on préfère dessiner, de se re-demander ce qui nous fait vibrer quand on peint. Ce sont de belles questions, et ça ressemble à une idée un peu clichée, l’idée romantique qu’il faut suivre ses instincts et que ce qu’on aime peut servir de boussole dans l’existence. Et oui c’est un peu cliché parce que ça ne suffit pas forcément, surtout dans le monde social ou le monde du travail. Il faut souvent se demander si les couleurs que vous aimez rencontrent quelque part les couleurs dont le monde est composé ou sera composé.

Mais c’est déjà un bon départ de savoir ce qu’on aime. Moi par exemple j’ai plus de 30 ans et que sais que j’aime bien le bleu, le gris, le vert, enfin je ne sais même pas trop. Et je ne parle que des couleurs là, c’est censé être le plus facile. Donc si je vous dis de savoir ce que vous aimez, à votre âge en plus, et en plus de savoir ce que le monde voudra, et où vous pouvez faire se rencontrer tout ça, alors là vous allez me dire on est pas sortis de l’auberge et vous aurez raison. Vous n’êtes pas sortis de l’auberge, ça c’est sûr, c’est un fait. Mais on peut essayer de situer la porte de l’auberge, déjà.

Ce graphique montre l’évolution des métiers entre les années 1980 et 2012. On voit qu’une partie des métiers du graphique a déjà commencé à disparaître, une partie réussit à se maintenir. On observe aussi que les métiers qui se développent sur cette période sont des métiers qui combinent les qualités mathématiques et les relations humaines ou les qualités sociales. Que les métiers qui vont jouer un rôle clé à l’avenir sont des métiers qui combinent ces deux domaines a priori complètement différents.

Un étudiant qui rentre maintenant à l’université, au moment où il sera diplômé, 5 millions de métiers auront disparu. On parlera encore plus que maintenant de robots, de nanotechnologies, d’IA. Et lorsqu’il faudra se poser la question de quel métier on veut faire, dans les décennies à venir, il faudra se demander “quel métier n’est pas susceptible d’être réalisé par un robot”.

D’ailleurs, si ça vous intéresse il y a une page qui vous permet de savoir combien de chances a le métier que vous visez d’être un jour totalement trusté par des robots : https://willrobotstakemyjob.com/

Les robots, ce qu’ils savent faire, c’est ce qu’on nomme les “hard skills”, en opposition à ce qu’on nomme les “soft skills” : les qualités de communication, d’écoute, la capacité de se motiver et de motiver, le sens des responsabilités, la capacité d’inspirer, de rester positif, de travailler ensemble et d’être flexible. Et donc, je vous le disais au début en disant qu’on a échoué : toutes ces choses, ça n’est pas ce qui semble constituer la majorité de vos apprentissages ici et pourtant c’est le plus important.

Finalement, quand vous sortirez de l’école, au mieux vous serez un Carsten (réf à la série Netflix allemande The Billion Dollar Code >plus d’infos ici pour les curieux), qui tentera de faire de l’art dans un monde où les gens ne comprennent pas l’art, ou vous serez un Juri, qui tentera d’innover dans un monde qui ne veut pas d’innovation. Encore une fois, dans cette histoire précise, la solution se trouve dans la rencontre de l’art et de la technologie, dans la rencontre de Carsten et de Juri, et dans la patience qu’ils ont ensemble face aux évènements, dans leur capacité à se motiver l’un l’autre, dans leur capacité à faire confiance à la vision de l’autre et d’y combiner sa propre vision. Tous les autres obstacles sur leur chemin ne sont que des obstacles matériels, et ça ça se règle toujours d’une manière ou d’une autre quand on a l’idée et surtout la motivation et la capacité de travail qui permette de mettre en pratique cette idée.

Et malgré tout ça ils font un mauvais choix, une erreur de stratégie qui les amène à perdre leur invention, et on peut toujours se demander ce qui se serait passé “si”.

Parfois on fait des choix pour lesquels on a l’impression qu’ils ont définitivement gâché la toile, mais quand on prend du recul et qu’on regarde avec bienveillance l’ensemble du tableau, alors là on peut prendre conscience que ce tableau n’est pas la somme des parties qui le composent : il est bien plus que ça.

Peu importe le métier que vous choisirez, peu importe le motif que vous avez choisi de peindre, ce qui compte c’est ces petits traits que vous allez ajouter les uns aux autres pour embellir votre tableau et pour lui donner une dimension unique. Un peu de bleu ici, un peu de vert là, un peu de mathématiques ici, un peu d’allemand là, un peu de sport par là… Travaillons un peu sur les transitions entre ces différentes couleurs, un dégradé ici, un liant par là. Un mauvais trait par ici, un trait maladroit par là, peu importe. Et au lieu de se dire en avançant que l’on a gâché les belles couleurs de départ, il faut plutôt se demander quelle touche ajouter pour rétablir l’équilibre d’ensemble. C’est ce que j’ai appris en peignant, et c’est ce qui rend la peinture difficile parce qu’on a mille fois envie d’abandonner ou de jeter la toile à la poubelle, mais on apprend avec la pratique que, quelque soit le choix que l’on a fait, on a toujours la possibilité de l’embellir.

Bref, tout ça pour dire que l’important c’est de s’armer de patience et d’essayer de voir comment encore embellir chaque touche de peinture sur la toile, tout en sachant que chacune de ces touches de peinture est importante, mais qu’à la fin aucune de ces touches de peinture n’est importante ; c’est la toile dans sa totalité qui sera importante, et cette toile n’est pas réductible à la somme des parties qui la composent, elle est bien plus que ça.

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Linkin Park — In the End

I tried so hard and got so far
But in the end, it doesn’t even matter
I had to fall to lose it all
But in the end, it doesn’t even matter

One thing, I don’t know why
It doesn’t even matter how hard you try
Keep that in mind, I designed this rhyme
To remind myself of a time when I tried so hard
In spite of the way you were mockin’ me
Actin’ like I was part of your property
Remembering all the times you fought with me
I’m surprised it got so far
Things aren’t the way they were before
You wouldn’t even recognize me anymore
Not that you knew me back then
But it all comes back to me in the end
You kept everything inside
And even though I tried, it all fell apart
What it meant to me will eventually
Be a memory of a time when I

I tried so hard and got so far
But in the end, it doesn’t even matter
I had to fall to lose it all
But in the end, it doesn’t even matter