CB hors-série #1 -le film (que vous n’avez jamais vu) :“Le dilemme du cartographe”

Culture Bis, c’est aussi l’endroit où j’ai envie de vous parler d’œuvres musicales, picturales ou cinématographiques introuvables parce qu’imaginaires et d’en faire l’analyse, ou du moins, de réfléchir à partir d’elles. Ces épisodes sont des haltes dans notre parcours, des épisodes hors-série où nous découvrons ensemble une œuvre dont la seule porte d’accès sera cet épisode. Une exclusivité Culture Bis finalement.

Dans cet épisode, c’est d’un film dont je veux vous parler. J’ai peu d’informations sur ce film, il pourrait s’agir d’une coproduction internationale je ne sais pas vraiment. La réalisatrice est une femme, une certaine Samantha Hudson, et le film s’appelle “the cartographer’s dilemma”, en français “le dilemme du cartographe”.

Le film semble être une adaptation d’un livre intitulé “The geography of illusion” (la géographie de l’illusion) d’une autre Samantha, Samantha Jones, autrice de plusieurs romans dystopiques extrêmement créatifs et avant-gardistes pour l’époque, un livre imaginaire donc introuvable lui-aussi. Ce qui frappe dans cette histoire, c’est qu’elle semble parler de nous…

L’histoire se passe dans un monde où les cartes sont des armes. Une société malveillante connue sous le nom de “MapCorp” a le monopole de la création et de la distribution de toutes les cartes. Leurs cartes sont conçues pour filtrer la réalité, ne montrant que ce que MapCorp veut que les gens voient et cachant tout ce qui peut remettre en cause le contrôle politique et économique des entités qui en sont à l’origine.

Pendant des années, MapCorp réussit à maintenir sa mainmise sur l’industrie cartographique, réduisant au silence quiconque osait s’élever contre elle. Mais quelques esprits rebelles refusèrent d’être réduits au silence.

Le premier groupe d’entre eux est celui constitué par les scientifiques de MapResearch. Ces hommes et femmes de sciences dévouées avaient passé leur vie à étudier les cartes et le véritable état du monde. Ils avaient vu de première main les distorsions et les mensonges que les cartes de MapCorp contenaient, et ils savaient que quelque chose devait être fait.

Le second groupe était connu sous le nom de “Préservation culturelle” ou préservationnistes. Ces activistes étaient déterminés à dénoncer le vol et la manipulation par MapCorp de cultures et de traditions anciennes. Ils affirmaient que les régions représentées sur les cartes de MapCorp avaient été effacées et avaient perdu leur signification du fait de la cupidité des entreprises et des Etats.

Enfin, il y avait un petit mais puissant groupe d’artistes connu sous le nom de MapBreakers. Ils utilisaient leur art pour briser les murs que MapCorp avait construits autour de la perception de la réalité par les gens. Avec chacune de leurs œuvres, ils tentent de libérer les gens des visions déformées du monde que leur imposent les cartes de MapCorp.

Alors que la bataille entre ces groupes fait rage, les habitants de ce monde dystopique se retrouvent pris entre deux feux.

Malgré les obstacles considérables qui se dressaient contre eux, les scientifiques de Map research, les préservationnistes et les Map Breakers ont refusé d’abandonner. Ils ont continué à se battre pour la vérité, déterminés à exposer les mensonges de MapCorp et à libérer les gens de la réalité déformée qui leur était imposée.

Mais MapCorp n’avait pas l’intention d’abandonner sans se battre. Alors que le conflit atteignait un point d’ébullition, la société dévoila une nouvelle arme : une carte très avancée capable de manipuler la réalité elle-même. Avec cet outil puissant, Map Corp pouvait plier le monde à sa volonté, faire voir et croire aux gens ce qu’elle voulait.

Je vais spoiler la fin mais pas grave puisqu’il s’agit d’une œuvre introuvable de toute façon, c’est ça le gros avantage de ce concept.

Les scientifiques de Map research, les préservationnistes et les MapBreakers savaient qu’ils devaient à tout prix arrêter la nouvelle carte de MapCorp. Ils ont uni leurs forces, combinant leurs connaissances et leurs compétences pour créer une contre-carte capable de rompre le charme de la manipulation de la réalité par MapCorp.

L’épreuve de force finale entre les deux camps fut intense et dramatique. Alors que les scientifiques de Map research et les MapBreakers travaillaient à l’activation de leur contre-carte, ils ont été confrontés à une équipe de soldats de MapCorp lourdement armés. Une bataille féroce s’en suivit, les deux camps luttant pour le contrôle de la nouvelle carte.

Finalement, c’est MapCorp qui en sortit vainqueur. Lorsque leur carte avancée a été activée, le charme de leur manipulation de la réalité a été pleinement libéré, et le véritable état du monde a été effacé. Les habitants de ce monde dystopique ont été choqués et horrifiés de voir leur monde déformé et déformant au-delà de toute reconnaissance.

Le monopole de Map Corp fut consolidé, et la vérité supprimée une fois pour toutes. Les habitants savaient qu’ils ne seraient plus jamais les mêmes, piégés à jamais dans la version tordue et cruelle de la réalité de MapCorp. Les scientifiques de Map research, les préservationnistes et les Map Breakers ont été réduits au silence et écrasés, leurs efforts pour exposer la vérité et provoquer le changement ont été contrecarrés une fois pour toutes. La bataille pour la vérité avait été perdue, et les habitants de ce monde dystopique furent abandonnés à leur triste sort, piégés à jamais dans la simulation de MapCorp…

Évidemment, tous ces noms ne nous disent rien mais nous pouvons voir plusieurs faisceaux de ressemblance assez troublantes avec la réalité. Parce que ce que nous dit ce film, c’est que les cartes, l’action de cartographier, est avant tout un acte politique. Cartographier, c’est délimiter les territoires, tracer les frontières d’un territoire sur lequel on a le contrôle et situer les territoires qui échappent à notre mainmise. Les cartes ne sont jamais objectives, elles sont toujours les cartes de quelqu’un, et reflètent nécessairement la vision du monde de son créateur ou de ses créateurs, vision du monde qu’il voit, ou vision du monde qu’il fantasme. Nous le savons, la proportion des continents en est un exemple particulièrement frappant et la mappemonde est un reflet d’une vision du monde occidento-centrée.

Faire apparaître certains éléments ou non sur une carte, c’est acter leur existence : acter l’existence d’un pays (nous avons vu récemment que l’apparition du Listenbourg sur twitter a suffi à le faire exister au moins temporairement)

Le Listenbourg (source : Twitter)

… d’une frontière, d’une base militaire, …

Les points militaires stratégiques sont pixelisés, dissimulés par la carte, qui fonctionne alors comme un voile masquant une part de la réalité, sans qu’on ne sache exactement laquelle ni jusqu’où elle s’étend. D’autres centres stratégiques sont mis à découverts, comme en 2013 lorsque les camps d’emprisonnement nord-coréens ont été “ajoutés” à Google map.

Ce n’est pas sûr que le film fasse uniquement référence à Google maps ou google earth, il y a maintenant une multitude de cartes qui recouvrent notre monde telles un mille feuilles cartographique, qui fonctionnent comme autant de filtres sur la réalité : la carte d’Uber, la carte d’Uber eats, etc. Ces cartes sont autant de grilles de lecture de notre monde, répondant majoritairement à des enjeux de pouvoir politique et / ou économique. Ouvrons un GPS pour trouver notre chemin pour nous rendre quelque part : nous voici devant une route toute tracée, et même en prime quelques recommandations de resto autour du point de notre destination ainsi qu’un ou deux spots importants qu’il faudra peut-être quand même passer voir tant qu’on est là-bas.

Les cartographies du monde ajoutent avec leurs couches une quantité presque infinie d’informations qui modifient fondamentalement notre manière d’expérimenter le monde, en d’autres termes plus concrets : notre manière de vivre. Ces outils sont collaboratifs, et s’auto-alimentent, nous sommes à la fois utilisateurs et créateurs de ces cartes, sans véritablement savoir à quoi nous contribuons.

Comme le film le montre très bien, pour l’utilisateur lambda que nous sommes, la soudaine conscience de ce mille feuilles cartographique conduit à une perte de sens et de profondeurs dans nos intéractions et expérience du monde, un monde “hyperréel”, où la distinction du réel (le monde) et du construit (la carte) n’est plus pertinente. Notre compréhension du monde est façonnée par les représentations qui peuvent contribuer à masquer ou remplacer la réalité du monde. C’est en partie ce que Baudrillard entendait déjà derrière le concept plus large de “simulation”, un concept que nous connaissons bien si nous sommes amateurs de récits dystopiques en tout genre.

Internet abolit la géographie classique en deux étapes : d’une part, en abolissant la distance : nous pouvons nous rendre virtuellement à l’autre bout de la planète en un clic et même acheter quelque chose instantanément dans une boutique pour laquelle la géographie classique nous aurait indiqué une marche à suivre bien plus longue et bien plus éprouvante. Internet s’affranchit de l’espace en tant qu’il constituait un obstacle économique de taille. D’autre part, il détourne la carte dans sa fonction première : au lieu d’être un outil neutre d’aide à l’orientation, un outil à notre service, c’est nous qui sommes au service de la carte en suivant l’itinéraire qu’elle nous indique comme s’il s’agissait d’un choix neutre.

Les scientifiques de Map research dans le film sont peut-être un reflet des chercheurs essayant d’attirer notre attention à coup d’articles et de podcasts sur cette réalité cartastrophique, si je peux me permettre ce néologisme.

Cette résistance scientifique est celle que nous retrouvons dans des initiatives citoyennes comme Openstreet map, des cartes libres de droit tendant de nous rendre en quelque sorte les clés de notre propre monde.

Mais, et c’est là que le film est génial à mon avis, il n’y pas qu’une seule façon de résister à la lecture du monde que veut nous imposer Mapcorp. Le groupe “préservation culturelle”, les “préservationnistes”, rappellent étrangement l’idée de nous affranchir d’une forme de cartographie contraignante en opérant un contre-usage de cette cartographie, exactement comme dans le film. Créer une contre-carte, des contre-cartes, dont nous serions véritablement les maîtres.

C’est quelque chose que certains d’entre vous font aussi, j’en suis sûre, en tout cas moi c’est quelque chose que j’adore faire quand je joue à un jeu video dit “open world”. Quand je joue à Fallout par exemple, je suis bien sûr sur la carte les points qui apparaissent correspondant aux quêtes principales et secondaires : les endroits où je suis contrainte d’aller parce que c’est ce que veut le jeu. Mais il m’arrive parfois d’allumer ma console, de démarrer le jeu et de constater que la nuit est sur le point de s’abattre une fois de plus sur ce monde post-apocalyptique, peuplé de monstres et de créatures en tout genre, parsemé d’épaves, de maisons abandonnées et de squelettes de villes appartenant au passé. Il y a plusieurs façons de jouer à un jeu, et une de ces façons est de ne pas suivre les règles, ou plutôt de suivre ses propres règles en dérivant dans ce paysage et en observant la beauté d’un paysage virtuel à une heure de coucher de soleil.

Coucher de soleil dans Fallout

Reprendre le contrôle de la spatialité mais aussi de la temporalité du jeu en errant dans le paysage et en observant tous les détails qui sont pourtant inutiles à l’avancement classique du jeu. Et moi j’adore faire ça : imaginer quelques minutes que j’habite vraiment ce monde et le voir autrement. De la même manière que finir une quête permet parfois de débloquer des pans de territoires nouveaux à explorer, ne pas terminer une quête, ou du moins se créer une parenthèse dans la quête, une parenthèse esthétique et contemplative, nous permet de débloquer un territoire qui en fait se trouvait déjà sous nos yeux depuis toujours.

Dans les années 60/70 et 80, la psychogéographie et les psychogéographes, connus majoritairement en France grâce à Guy Debord, l’auteur de la Société du spectacle, développe une réflexion politique et sociale allant à contre-courant : ils partent du constat que le progrès tel qu’on l’imagine est sous-tendu par une vision erronée : le progrès n’est pas une ligne droite vers le mieux, et un progrès technologique ou technique peut aussi bien se transformer en malédiction et servire les guerres, aider les processus de colonisation, etc. Ceux qu’on appelle aussi les situationnistes (voyez ça rappelle bizarrement les préservationnistes), vont, en puisant dans l’imaginaire de la flânerie romantique tout en s’en détachant, défendre l’idée selon laquelle la cartographie dans le sens large du terme, cad tout ce qui relève du plaqué d’informations sur le réel, influe directement sur notre manière d’expérimenter cet espace, mais aussi, sur la manière dont nous sous sentons. Ce qu’ils mettent en lumière, c’est le lien profond entre les lieux et le comportement affectif des individus. L’organisation du territoire et les outils qui l’entourent, sont orientés dans un but de contrôle et de pouvoir. Nous savons déterminer à l’avance d’où partira une manifestation, par quelle rue elle passera tout simplement parce que telle autre rue n’est pas assez large pour laisser autant de gens défiler, on saura à quelle heure elle arrivera à un point B et par quelles rues les manifestants sont susceptibles de s’enfuir si la situation venait à déraper. La carte est un enjeu de pouvoir, et avant chaque scène de bataille dans les bons péplums ou les bons films de guerre, il y a la fameuse scène de la réunion autour de la carte d’un territoire.

Notre expérience de la ville est également entièrement tributaire de notre usage des GPS et systèmes similaires en tout genre : comme les quêtes dans Fallout, si nous ne nous en écartons pas, aucune chance d’assister un jour à un coucher de soleil sur Diamond city ou de faire de la plongée dans des eaux radioactives et d’observer leur faune . Aucune chance de passer par telle ou telle rue pour aller d’un point A à un point B, si cette rue est trop biscornue par exemple. Le GPS choisira toujours l’itinéraire le plus court ou le plus rapide dans l’objectif de la réalisation de la tâche.

Faire un contre-usage de la carte au sens des situationnistes c’est créer d’autres cartes, ou utiliser nos cartes d’une autre façon afin de découvrir notre ville autrement, et de, par la même occasion, nous découvrir autrement.

En dérivant, en décidant d’emprunter d’autres chemins que le chemin le plus court ou le plus rapide, en étant attentifs à d’autres détails que ceux qui nous accaparent normalement au quotidien ; d’ordinaire un feu dont on attend qu’il passe au vert pour traverser, un panneau nous indiquant une direction.

Je suis tombée sur une application inspirée par les situationnistes : DERIVE APP : cette application fonctionne comme un GPS mais ce GPS ne choisit pas forcément le chemin le plus court ou le plus rapide. Il concrétise l’idée de la contre-marche, cet acte assez politique finalement puisqu’il nous fait reprendre possession de notre territoire, en même temps qu’il est un acte poétique et existentiel puisqu’il nous permet d’expérimenter le territoire différemment. L’application incite aussi l’utilisateur à réaliser des tâches, comme porter son attention à un détail particulier, prendre une photo dans un endroit précis, porter attention aux passants ou faire coucou à une caméra de vidéo surveillance. Détourner l’utilisation des cartes pour détourner l’utilisation de la ville, c’est nous libérer de leur emprise et en reprendre le contrôle, ou du moins essayer. Donc derrière Dérive app, il y a une communauté mondiale de gens qui dérivent, de gens à la dérive au sens situationniste du terme, à la recherche d’une certaine idée de la liberté.

Dérive App

Et puis, dans le film, il y a les artistes, ceux qui essayent d’attirer notre attention sur l’aspect construit de tout territoire et de toute carte, et de les détourner, de jouer avec eux à leur tour. Un de ces courants artistiques, porté par les MapBreakers dans le film, pourrait être ce que l’on appelle le land art ou encore le Digital Land art. Avec le land art, le territoire s’enrichit d’œuvres constituées à même la nature, sculptées ou révélées par la nature elle-même, par les intempéries par exemple.

Steve Heimbecker, Wind Array Cascade Machine

Le digital land art ajoute une dimension virtuelle à l’œuvre, comme la fresque lumineuse reliée à des instruments météorologiques de l’artiste québéquois Steve Heimbecker, Wind Array Cascade Machine, qui traduit le mouvement du vent et le retranscrit en paysage artificiel nous permettant une observation, une contemplation plus lente des phénomènes. L’art permet ainsi de questionner les frontières entre le réel et le construit : entre une œuvre qui se fond dans la nature et dont il est difficile de tracer les contours et une autre qui déconstruit la notion même de territoire et nous ouvre d’autres dimensions de perception de notre propre monde.

Le GPS drawing, où les joggeurs dessinent avec les tracés de leur gps, ne fait pas autre chose que d’user de manière détournée de la carte, de dériver, d’une certaine manière.

Ce que le film fait — en beaucoup plus caricatural évidemment que l’est notre monde -, c’est nous mettre en garde contre les dangers d’une entité unique ayant trop de contrôle sur la façon dont nous voyons et comprenons le monde et si sa fin est assez pessimiste pour nous, il ne nous est pas interdit d’imaginer une fin alternative, une fin où le contact avec le monde n’aurait jamais été complètement perdu et où ce sont les scientifiques de Map research et les artistes de MapBreakers qui ont vaincu.

Alors que leur contre-carte fut activée, le charme de la manipulation de la réalité par MapCorp fut rompu, et le véritable état du monde fut révélé, les habitants choqués et stupéfaits de voir la vérité de leur monde pour la première fois.

Le monopole de MapCorp a finalement été brisé, et la vérité libérée. Les habitants de ce monde dystopique savaient qu’ils ne seraient plus jamais les mêmes, mais ils étaient reconnaissants aux scientifiques de Map research, aux préservationnistes et aux MapBreakers de leur avoir montré la voie. La bataille pour la vérité avait été gagnée, mais le combat pour un monde meilleur était loin d’être terminé.