La parole est d’argent, le silence est disque d’or

La parole est d’argent, le silence est disque d’or

 

Je me suis demandée pour ce Culture Bis quel était le contraire de la musique. Avant que la musique ne commence par exemple, il y a le silence, un silence solennel, presque religieux, qui nous laisse comme en suspension, accrochés aux gestes du pianiste qui s’installe devant sa partition, les yeux rivés sur les mains du chef d’orchestre. Le temps est arrêté, la musique n’a pas encore commencé mais ce silence est tellement profond qu’il semble faire partie de l’œuvre.

YT: John Cage, 4’33” / Petrenko — Berliner Philharmoniker : début — 0:23

Faisons un petit bond dans le temps. Au moment où en 1980 sort le deuxième album de The Cure, Seventeen seconds. Cet album nous emmène dans un univers à part, et l’entrée dans cet univers est toujours précédée par un silence. Allez écouter l’album, le premier track ne commence pas avant la 6ème seconde, comme si l’on devait prendre une grande respiration avant de plonger, ou comme si le silence était nécessaire pour mieux entendre ce qui allait suivre, et y être plus ouvert.

On est invités par les artistes à ce silence méditatif, et finalement c’est un peu comme si c’était eux qui décidaient de quand nous commencerons à écouter et qu’avait de commencer il fallait nous prédisposer à la concentration nécessaire à réceptionner leur œuvre.

Revenons maintenant à l’ouverture de 4’33” (c’est le nom du morceau et en même temps sa durée… tiens ça me rappelle quelqu’un ?). Nous sommes depuis tout à l’heure toujours suspendus à cet impressionnant silence. Je pense que je vous ai assez fait attendre, il est temps de découvrir ensemble ce majestueux morceau :

YT : suite de 4’33” : https://youtu.be/JTEFKFiXSx4

Non, ce n’est pas une blague, 4’33” c’est la durée de l’œuvre et c’est en même temps surtout la durée du silence qui le constitue.

Un long silence… qu’on appelle aussi un “blanc” dans le langage courant.

Blanc sur blanc, comme le célèbre tableau du peintre russe Malévitch, “carré blanc sur fond blanc”.

S’il fallait chercher un équivalent dans la peinture de 4’33”, ça serait sûrement ce tableau que je choisirais. De l’art à la blague, il n’y a qu’un pas.

YT : extrait Inconnus / Monochrome de Whiteman

https://youtu.be/N-cjjWw10XQ

Klein, Malevitch, Soulages, Reinhardt, tous des peintres très sérieux pourtant, qui pour la plupart avaient débuté par de la peinture on ne peut plus figurative avant de passer aux monochromes les plus abstraits qui soient (un peu comme John Cage, c’est un musicien reconnu, qui n’a pas fait que du silence, ne vous en faites pas). Un long silence, contemplatif, un “blanc”. Ces monochromes sont la tentative d’accéder à un état presque méditatif, comme celui dans lequel le silence peut nous plonger, comme si l’introduction d’un élément quel qu’il soit, ou d’une deuxième couleur, allait perturber cet état comme un pavé jeté dans la mare. C’est fou parce que c’est exactement ce que dit Klein, pour qui l’apparition d’une deuxième couleur sur un tableau est un drame, parce qu’il y en a forcément une qui est plus puissante, plus forte que l’autre : il y a un déséquilibre qui s’installe, qui captive alors le spectateur, oriente son regard, captive sa conscience, un rapport de force, une lutte.

YT : Extrait The Queen’s Gambit / https://www.youtube.com/watch?v=48ePQrXHQZs / début — 0:16

Le monochrome, qu’il soit bleu chez Klein, noir chez Soulages, ou blanc chez Malévitch, permet deux choses totalement étonnantes. La première est qu’elle nous fait dire “c’est pas de l’art ça, j’aurais pu faire pareil, c’est de l’arnaque”.

C’est à dire que ces oeuvres réussissent le tour de force de nous empêcher de penser à autre chose (en faisant disparaître les formes, les personnages, les contrastes), tout en nous faisant nous interroger sur ce qu’est une oeuvre d’art : qu’est-ce qui est de l’art, qu’est-ce qui ne l’est pas, c’est le débat que l’on fait tous devant une oeuvre pareille. C’est à la fois très sérieux, et à la fois ça ressemble trop à un foutage de gueule pour ne pas en être un petit peu quand même. Cette double dimension est assez incroyable : comme le dit Barbara Rose dans son livre intitulé les Origines de la monochromie, ces monochromes traduisent “la volonté de mettre l’accent sur la présence concrète de l’objet en tant que réalité matérielle et non illusion”. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que l’on ne trompe pas le spectateur en représentant un simulacre de réalité, et en lui faisant croire que ce qu’il voit a un quelconque rapport avec la réalité. Magritte nous a prévenu : “ceci n’est pas une pipe”, c’est quelque chose qui essaye de se faire passer pour une pipe, une tromperie, une illusion.

Alors que le monochrome de Malévitch, il ne nous illusionne sur rien, il ne nous promet rien. Il s’appelle même “carré blanc sur fond blanc”, qu’est-ce que vous voulez de plus honnête, de plus proche de la vérité que ça ?

Eric Kandel dans son bouquin intitulé “Reductionism in art and brain science” (un ouvrage de sciences cognitives donc) nous explique d’ailleurs que l’art abstrait nous fait travailler un type de pensée que l’art figuratif en nous faisant travailler ce qu’il appelle le “top down thinking”. Le “top down thinking”, ça s’oppose au “bottom up thinking”, ce type de pensée que nous avons acquis à travers les siècles, et qui nous permet par exemple de savoir que le personnage plus petit est plus loin que le personnage plus grand.

Le top down thinking, au contraire, ne s’appuie pas sur quelque chose d’extérieur à notre propre pensée, il est totalement personnel, et il est lié à nous-même, à ce que nous sommes personnellement. L’art abstrait nous pousse ainsi à regarder l’art, et donc le monde, d’une autre façon, d’une façon personnelle, en fonction de ce que nous sommes, de notre vécu et qui fait que l’on ne verra pas la même chose dans une tâche si l’on fait le test de Rorschach.

Et puis, d’un autre côté, il y a souvent une petite dimension de troll. Ce n’est pas pour rien que Marcel Duchamp, celui qui nous propose très sérieusement un urinoir comme une oeuvre d’art, soit fan des monochromes et particulièrement de ceux d’Alphonse Allais, qui est quand même le mec à l’origine du tableau “récolte de la tomate par des cardinaux au bord de la mer rouge”… vous la sentez la douille ? Et en même temps c’est du troll, et en même temps, ça nous force à nous interroger, à nous demander pourquoi on considère telle œuvre comme de l’art et telle œuvre comme une arnaque.

Ces deux dimensions, nous les retrouvons dans la pochette de Xeu : un monochrome blanc, un carré blanc, entre troll et appel à la réflexion, un va et vien qui est totalement à l’image de son univers musical : entre twitter et les théories du complot, le “faut qu’j’entertain”, les vrais-faux leaks, l’ironie, le cynisme, son personnage, et d’un autre côté des textes profonds, des “réflexions basses”, d’une triste lucidité, bien loin de l’étiquette de “troll rap” que voudraient lui coller certains journalistes.

Le monochrome de cette pochette devenue culte est là aussi pour choquer et pour provoquer. En tout cas, même si ça n’était pas l’intention, et j’en doute, ça en serait l’effet premier.

Yves Klein, le fameux, de retour du Japon, en 1955, arrive pour présenter au salon des réalités nouvelles (THE salon de l’abstraction à l’époque à Paris) un monochrome orange. Et le jury lui dit quoi au gars ? Il lui dit de rajouter un truc, une forme, un trait, un point, je sais pas moi. LOL. Mais on est où là ? Bon du coup par rebellion Klein a retiré sa signature de l’œuvre. Dans le domaine musical, y a une histoire un peu similaire en termes de réaction à la provocation du rien ; autour d’un morceau de Depeche Mode, sur l’album Violator, le morceau qui s’appelle — roulement de tambour — Enjoy the silence. A la base ce son devait être 5 min de silence, mais c’est la maison de disque (qui s’appelait Mute en plus… lol) qui a fait pression pour que ce long silence n’existe pas, et donc ils ont composé le morceau que l’on connaît maintenant sous ce titre.

La pochette de QALF, ce monochrome noir, je pense qu’on a tous eu un petit moment où on s’est dit “c’est ça la pochette ?” On a toujours tendance à se dire que ces pochettes, celles de Xeu ou celles de QALF sont des absences de pochettes, alors que pas du tout. Où alors, ce sont des pochettes qui réussissent à être à la fois des pochettes et à ne pas en être en même temps. Et là vous me dites Stéphanie on est pas en physique quantique là, soit c’est des pochettes, soit c’est pas des pochettes. Être ou ne pas être une pochette, telle est la question.

Bah si vous vous demandez si Xeu est une pochette ou une absence de pochette, je suis curieuse de connaitre votre avis sur Yeezus.

Toute une histoire : une première pochette présentée comme pochette officielle avec un sticker rouge à droite, puis changement de pochette : il ne reste plus que le sticker rouge. Cette apparition puis disparition de pochette, accompagnée des mystères autour de la durée annoncée des morceaux (il y a eu tout un tas de théories dont celle qui reliait la durée du morceau à des numéros de versets dans la Bible), nous dit plusieurs choses : déjà que l’objet-CD est une oeuvre d’art qui n’a rien à envier aux plus radicaux représentants de l’art contemporain, et quand je dis aux plus radicaux, je pense à ceux qui ont détruit, fait disparaître leur oeuvre comme Banksy par exemple, même à ceux qui ont fait de l’art invisible (non c’est pas une blague, c’est même un des pionniers de l’art minimaliste, Robert Barry, qui est un de ceux qui a poussé cette démarche le plus loin).

https://www.paris-art.com/createurs/robert-barry/

Que reste-t-il quand on a retiré la pochette ? le CD, la musique elle-même. Seule la musique compte, pas de chichi, pas de surplus ; “more is less” en quelque sorte, la fameuse maxime du courant minimaliste.

Toute une histoire : une première pochette présentée comme pochette officielle avec un sticker rouge à droite, puis changement de pochette : il ne reste plus que le sticker rouge. Cette apparition puis disparition de pochette, accompagnée des mystères autour de la durée annoncée des morceaux (il y a eu tout un tas de théories dont celle qui reliait la durée du morceau à des numéros de versets dans la Bible), nous dit plusieurs choses : déjà que l’objet-CD est une oeuvre d’art qui n’a rien à envier aux plus radicaux représentants de l’art contemporain, et quand je dis aux plus radicaux, je pense à ceux qui ont détruit, fait disparaître leur oeuvre comme Banksy par exemple, même à ceux qui ont fait de l’art invisible (non c’est pas une blague, c’est même un des pionniers de l’art minimaliste, Robert Barry, qui est un de ceux qui a poussé cette démarche le plus loin).

https://www.paris-art.com/createurs/robert-barry/

Que reste-t-il quand on a retiré la pochette ? le CD, la musique elle-même. Seule la musique compte, pas de chichi, pas de surplus ; “more is less” en quelque sorte, la fameuse maxime du courant minimaliste.